Nous sommes non-voyants mais seriez-vous aveugles ?
Note de l’auteur : Cet article a été publié pour la première fois le 1er mars 2012
Sur cette belle esplanade qui fait face à la mer, en contrebas de ce quartier populaire, je me déplace avec précaution. L’air matinal de la Méditerranée est revigorant et le beau temps permet de flâner dans ce lieu mythique aux rues grouillantes de monde. J’entends, sur la plage, les rires de quelques enfants qui osent se rincer le visage avec cette eau froide, purificatrice et bienfaitrice.
La cohue matinale des marchands ambulants, qui parfois me bousculent, m’amuse et je sens au large le rayonnement du soleil qui se lève.
Avec ma petite sacoche en bandoulière, je retrouve comme chaque samedi mes amis avec lesquels j’ai travaillé de nombreuses années dans cette petite usine de la banlieue est d’Alger ou nous avons avec assiduité et abnégation fabriqué petits outils d’entretien ménager et de nettoyage.
Avec mes amis, nous faisons chaque week-end le tour de l’actualité. Nous essayons de dévisager tous ces personnages dont ne nous connaissons que les noms. Nous décryptons leurs paroles et leurs émotions. Nous parlons politique, économie, culture, sport et religion avec les mots qui sont les nôtres, un argot pétri de belles expressions de langue arabe, de français, de berbère et d’espagnol.
Nous entamons toujours ces conciliabules par l’actualité de la semaine que nous commentons avec minutie.
En cette matinée cet hiver 2012, les manchettes des journaux sont, semble-t-il, plutôt chargées car l’actualité est importante, dense et triste.
Le monde arabe est toujours en ébullition. Les troubles se poursuivent sans arrêt et apportent chaque jour leurs lots d’innocentes victimes.
La vague de froid a été surprenante et même les plus prévoyants ont été pris au dépourvu. Nous déplorons cependant que des personnes soient mortes du fait de ces intempéries.
Nous revenons aussi sur une actualité un peu plus ancienne. Comme ce mois de janvier qui nous a apporté son lot de tristes nouvelles. L’Algérie a perdu deux de ses meilleurs enfants.
L’un était un infatigable militant politique et l’autre un auteur, interprète et compositeur de talent.
L’un était un tribun hors pair dont les analyses pertinentes ont toujours surpris plus d’un et l’autre un érudit de musique universelle. L’un était un grand militant de la cause nationale qui laisse un grand vide dans une arène politique que nous entendons gémir sous le poids des regrets et des remords.
L’autre s’en est allé, laissant derrière lui une œuvre musicale colossale et de merveilleux textes qu’il lègue comme un immense héritage à partager.
Ils avaient tous les deux un amour incommensurable de l’Algérie. Que leurs âmes reposent en paix.
Avec mes amis, nous parlons du temps qui passe et des saisons. De la cherté de la vie et de la pluie. Nous nous inquiétons aussi de nos modestes revenus qui ne nous suffisent plus car tout augmente. Nous parlons aussi de tout ce qui nous incommode dans notre vie quotidienne car nous sommes comme même nombreux. De nos déplacements qui deviennent de plus en plus difficiles et des plus jeunes d’entre nous qui parfois ont toutes les peines du monde à poursuivre des études qu’ils entament pourtant avec sérieux et enthousiasme. De ces quelques entreprises qui nous ont été dédiées et qui ont fermé l’une après l’autre et des nouvelles qui tardent à être construites pour les remplacer.
Nous parlons de l’emploi qui nous est de plus en plus inaccessible notamment dans les administrations et les entreprises. Nous parlons de logements car nous avons aussi des projets. Des projets de vie et des projets professionnels. Nous parlons aussi de matériel que nous ne trouvons pas ou qui est très coûteux, des lieux de convivialité et de détente qu’il faudra créer, des nouvelles techniques dont nous ne pouvons disposer et qui nous rendraient bien des services et de tout le reste.
Des livres qui nous manquent. Et de toutes ces belles choses dont on nous parle et qui nous rendraient la vie plus facile.
La plupart d’entre nous ne milite ni dans un syndicat, ni dans une organisation politique. Nous avons une petite association qui se démène comme elle peut. Nous ne sommes pas moins intelligents que les autres. Ni plus d’ailleurs. Nous sommes tout aussi capables d’initiatives. Nous avons eu une enfance heureuse et nous avons des souvenirs. Nous connaissons la pluie et le beau temps. Nous avons aussi nos peines et nos joies. Nous entendons tout, même le souffle de ceux qui ne nous voient plus. Nous devinons tous leurs gestes et sentons toutes leurs émotions. Mais parfois autour de nous le silence devient assourdissant et dans ces moments là nous avons l’impression de ne plus exister dans ce pays qui est pourtant le notre.
Des choses ont tout de même un peu changé. Nous sommes devenus un peu plus visibles même s’il y a encore de nombreuses zones d’ombre. Aujourd’hui, face à l’immensité de la mer dont nous entendons l’écume rugissante, plus nous y pensons et plus nous savons que les gratifications et les feux de la rampe n’ont jamais été vraiment notre tasse de thé. Nous préférons plutôt les valeurs humaines, la discrétion et le songe. Nous avons apprivoisé la nuit et elle ne nous a jamais quittés. Elle est même devenue une fidèle compagne. Nous ressentons parfois de la rancœur mais jamais de haine et nous sommes nous aussi épris de justice. Dieu merci, la lumière illumine notre cœur. Nous croyons en la convivialité, en l’amitié et en tous ces éléments qui, mis en ensemble, façonnent ce sentiment indescriptible, celui de se sentir heureux d’être chez soi, d’appartenir à un pays et à un peuple, de vivre dans l’harmonie et le respect mutuel et de partager avec les autres l’essentiel.
Voila. Après avoir tout passé en revue et tout vu, nous finissons, autour d’un thé à la menthe, ces conciliabules à trois. A trois, oui. La mer, l’obscurité et nous. Car nous sommes, mes amis et moi, tous non-voyants. Alors de grâce, ne soyez plus aveugles ! Nous vous demandons juste de nous entendre. Nous ne sollicitions ni pitié, ni compassion. Mais votre solidarité qui éclairera aussi notre route.
Il est temps pour moi de rentrer à la maison. Il commence sans doute à faire sombre et le bruit des voitures se fait soudain moins fort. Je consulte ma montre qui m’apprend que l’appel du muezzin est pour bientôt.
23 juillet 2014
Salim Metref