La mère met un point d’honneur à faire du modeste nid un miracle de propreté. Le drame, c’est la clandestinité à laquelle est astreinte la famille. Les démarches du père pour obtenir l’asile restent vaines. Il a beau insister sur la violence qui règne dans son pays et du danger que courraient ses enfants s’ils devaient y retourner, rien n’ébranle le fonctionnaire de la préfecture qui persiste dans son refus de régularisation de la situation. Les journalistes découvrent l’histoire, s’en emparent et les téléspectateurs émus découvrent Léonarda et sa fratrie, leurs sages boucles blondes encadrant des visages d’anges pudiques. Un puissant mouvement d’opinion s’ensuit et contraint les autorités françaises à régulariser cette famille exemplaire.
Ça, c’est le conte de fées. Le début de l’histoire semble le conforter. L’adolescente contrainte à descendre d’un bus scolaire devant ses camarades et envoyée illico au lointain Kosovo, il y a là matière à s’indigner et à s’émouvoir. Il a suffi que les images de la famille s’inscrivent sur les écrans des téléviseurs, que les journaux se fassent l’écho des turpitudes paternelles, de l’absentéisme scolaire filial pour que le conte prenne fin. Adieu en effet les boucles blondes, le père travailleur, la mère fée du logis. Léonarda ressemble à une enfant Rom, avec ses robes improbables et son épaisse chevelure noire. Elle n’est pas assidue à l’école, guère pudique et n’hésite pas à dire son fait en direct au Président de la République. Le père ne tient pas vraiment à trouver un travail. Selon les gazettes, il est voleur, menteur. On l’accuse même d’avoir abusé de sa fille. Rien n’est parfait tout de même : il n’est ni musulman ni arabe Dommage, il aurait incarné l’ennemi idéal. La vox populi change aussitôt de ton et exige du gouvernement qu’il s’oppose au retour en France de Léonarda and Co. Le sort de l’adolescente devient une affaire d’Etat.
Le Président de la République, dans un geste présenté comme humanitaire, lui offre la possibilité de revenir en France, mais sans sa famille. Ça m’a rappelé cette dame dont la chatte avait mis bas et qui se retrouvait avec une portée de plusieurs chatons sur les bras.
Elle en propose autour d’elle en expliquant que ceux qu’elle n’arrivera pas à placer seront noyés. Avec un tel argument, quelqu’un se laisse fléchir et choisit de sauver le moins flétri, abandonnant le reste à la perspective d’une fin boueuse dans les eaux de la Seine
La sortie présidentielle a réussi à mécontenter tout le monde, ceux qui ne veulent pas de Léonarda et ceux, bien moins nombreux, qui réclament le retour de toute la famille. En fait, l’affaire agit comme un révélateur de l’état de l’opinion et éclaire d’un jour nouveau la montée de l’extrémisme de droite. Longtemps, on a cru ou voulu croire que la montée apparemment irrésistible du Front National s’expliquait par la crise économique, le chômage.
Le vote lepéniste, nous disait-on, n’est pas le fruit d’une adhésion aux thèses du Front mais un signal de mécontentement adressé aux partis de gouvernement. Ce n’est plus vrai aujourd’hui. Le glissement de l’opinion est tel que Le Pen risque d’être débordée sur sa droite. Le discours politique, tant celui de l’opposition que celui de nombreux leaders de la majorité, fait de plus en plus la part belle aux thèses naguère cantonnées à la marge du spectre politique. L’abandon du droit du sol, droit datant de la Révolution Française, est le dernier slogan frontiste ayant reçu l’onction de l’opposition » républicaine « . Le racisme ordinaire a depuis longtemps envahi l’espace public dans lequel il s’exprime avec de moins en moins de retenue.
La France n’en a certes pas le monopole. Le racisme s’exprime un peu partout à travers le monde, y compris dans les pays du tiers-monde. L’Afrique du Nord fait face à une immigration massive venant d’Afrique subsaharienne. Ces Africains sont l’objet de mépris de la part d’une grande partie de la population et d’avanies administratives insupportables. En fait, cette situation est le reflet de l’état dans lequel sont les pays d’accueil, victimes de systèmes politiques corrompus et corrupteurs, ou, comme la Tunisie, en proie à un désordre politique à l’issue incertaine. Le racisme sévit avec encore plus de violence en Afrique même, entre les Africains, et donne lieu à des déferlements périodiques de violence meurtrière. Si on dessinait une carte du racisme dans son expression violente, assumée, elle épouserait sans doute celle du développement économique, culturel et social. Aucun pays n’est indemne de cette affection mais le monde développé, dispensateur de richesses, adossé à la proclamation du primat des idées sur l’ethnie, a réussi jusqu’ici à domestiquer, voire nier dans sa sphère cette tendance trop humaine à désigner en l’étranger un coupable ontologique.
Ce déni n’est plus possible aujourd’hui. Le racisme, dans son expression primaire, est en progrès constants. Il fonde des attitudes, structure des réflexions, comme en témoigne l’abondante littérature que produit une catégorie de philosophes, historiens, qui ont abandonné la voix de la raison pour celle de leur ressentiment.
Léonarda révèle une tendance mortifère, en France et en Occident. La peur du déclassement, le refus de composer avec le reste du monde pour définir un mode de vie qui tient compte de l’aspiration de tous les hommes à une existence meilleure, conduisent à l’enfermement et à la crispation. C’est ainsi que les sociétés affolées par la découverte d’un sentiment de finitude l’aggravent en se refermant au mieux, en ferraillant au pire. Le mot affolement n’est pas trop fort. Le ban et l’arrière-ban de la classe politique et médiatique sont en haleine depuis plus d’une semaine à cause du sort d’une petite famille kosovar. N’en est-ce pas la preuve ?
Raymond Aron disait de Giscard d’Estaing, au moment de son passage à la présidence de la République : » le drame de ce jeune homme, c’est qu’il ne sait pas que l’Histoire est tragique « . C’est en fait le drame des sociétés occidentales qui ont vécu pendant des siècles dans l’ignorance du reste du monde, assigné au rôle de pourvoyeur de main d’œuvre et de matières premières à vil prix. Ces sociétés ont vécu dans l’aisance matérielle et ont largement prospéré sur la misère des autres. Elles ont réussi à revêtir cette situation du drapeau de la morale.
Tout en colonisant et en asservissant à qui mieux mieux, elles ont réussi à produire un modèle qui les met au centre du monde en tant que dépositaires exclusifs de la civilisation et de la morale. Ils ont conforté ce modèle et lui ont donné un certain crédit en accueillant une partie des populations issues de leurs colonies, anciennes ou présentes.
Ce modèle s’effrite sous nos yeux, incapable de s’adapter à une situation pour laquelle il n’a pas été pensé, celle de l’irruption de ce reste du monde sur la scène de l’Histoire.
Léonarda est le nom des peurs enfouies dans l’inconscient des peuples de l’Occident, peurs qui se réveillent à la faveur du chapelet de crises sans fin que n’arrivent pas à endiguer les médications habituelles. Léonarda est le nom de la pulsion violente née de ces peurs. L’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand a provoqué le déclenchement de la première guerre mondiale. Le traité de Versailles a conduit à Hitler, au nazisme et à la deuxième guerre mondiale.
Les manuels d’histoire futurs diront-ils que les signes annonciateurs des événements dramatiques qu’aura connus le monde du 21ème siècle s’incarnaient dans le figure d’une adolescente kosovar, rom, italienne ?
8 novembre 2013
Brahim Senouci