La division entre les chiffres et les lettres est un des drames de l’éducation. Les scientifiques ont une piètre opinion des littéraires qui leur vouent en retour des sentiments ambivalents, entre appétence refoulée et sourd ressentiment. Les mathématiques sont souvent un prétexte, entraînées à leur insu en une triste et vaine querelle.
Il fut une époque où ces rivalités tout compte fait factices n’avaient pas cours. Jusqu’entre les deux-deux guerres les sciences et les humanités cohabitaient et se complétaient dans un système d’enseignement où l’honnête homme occupait le centre du monde éducatif. A l’inverse, il tombe sous le sens qu’imputer au débit de la massification de l’éducation les conséquences de démocratisations précipitées, sans imagination, sans moyens ni ambitions serait tout aussi injuste.
MAIS LA EST UN AUTRE DEBAT
Depuis, s’il arrive aux scientifiques de s’aventurer sur le terrain de la littérature (plus couramment dans la culture anglo-saxonne), c’est plus volontiers sous l’angle qui leur est le plus familier : la science-fiction. Isaac Asimov (biochimiste), Lyon Sprague de Camp ou Arthur C. Clarke[1] (ingénieurs), Frank Herbert (écologiste des milieux contraints et confinés), Poul Anderson (physicien), le polonais Stanislas Lem (études médicales)
Chez les francophones, le mélange des genres, s’il fut plus ancien, fut aussi plus rare. On peut évoquer les français André Ruellan (médecin), Stefan Wul (chirurgien dentiste), l’écrivain bruxellois J.-H. Rosny aîné qui a d’abord suivi une formation scientifique initiale en mathématiques, physique et sciences naturelles avant de se tourner vers une carrière littéraire, après un détour par Londres où il subit l’influence du médecin Sir Arthur Conan Doyle.
Plus récemment, Claude Allègre, géologue (académicien, prix Crafoord, médaille d’or du CNRS ) ne s’est pas fait faute d’explorer l’univers mouvant de la fiction[2]. Mais cet ancien ministre sous Jospin, polémiste à ses heures, ne manque ni d’audace ni de toupet.
C’est encore plus rare chez nos compatriotes qui se conforment, sans doute à leur corps défendant, à une séparation désormais classique et codifiée entre les uns et les autres. Pourtant à bien y chercher on en trouve des écrivains talentueux d’abord engagés dans un métier scientifique ou technique.
Parmi les plus connus, on peut citer Anouar Benmalek (né à Casablanca, formé à Constantine et à Kiev, professeur à Alger). Son doctorat d’Etat en Mathématiques laissait peu augurer la qualité et la quantité des œuvres romanesques qu’il allait commettre.
On peut de même citer Karim Bekkour dont la trajectoire professionnelle bien singulière renseigne rétrospectivement sur son style : physicien algérien à l’université de Strasbourg, ce passionné de mécanique des fluides débute comme ingénieur en génie pétrolier. Il enseigne dans une Ecole d’ingénieurs après avoir exercé sur des chantiers de forage.
«Les fantômes de Laura» est une véritable saga qui nous emporte dans une folle équipée spatio-temporelle imaginaire d’Alger à Sidney, de Strasbourg à Pasadena, d’Halifax à Auckland, de Shanghai à Oued Smar.
Bekkour ose même, en une thermodynamique satanique, introduire la loi de Boyle au royaume de Belzébuth. Le scientifique se rappelle au bon souvenir du lecteur.
Une topologie torturée à donner le vertige. Un maelstrom peuplé d’Acadiens, d’indiens Micmac, d’Algériens exposés à Gerboise Bleue[3], d’Aborigènes australiens, de Touaregs
Une histoire baroque parsemée de mots d’esprit empruntés à Omar Khayyâm, Alfred de Musset, Confucius ou à Sitting Bull.
Défilent selon les circonvolutions du récit, Michel Ange, Modigliani, Dante, Nietzche, Saint Augustin
Peu à peu, dans le chaos pictural pointilliste se dessine la figure de l’histoire de tous les réprouvés du monde, des conversations précipitées, des passions hantées par toutes les tragédies de ce versant-ci de notre monde. Une écriture tout à la fois vive et réactive, simple et labyrinthique.
Des fantômes, Laura en a plein des placards
Pour un premier essai, c’est coup de maître.
K. Bekkour le présentera au Salon du livre samedi prochain 09 novembre, à l’invitation du ministère de la culture (Organisateur du SILA).
Karim Bekkour, Les fantômes de Laura, Paris, Edilivre, Classique Collection, 385 p.
8 novembre 2013
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