Et pour ne pas travailler ? Là on a plusieurs raisons. La première est l’indépendance. Qu’on le veuille pas et ce n’est pas de la haine de soi, l’indépendance a apporté la liberté mais aussi la liberté de ne rien faire. Le colon est parti, l’obligation de travailler dure aussi. La guerre de libération a été un effort monstrueux, l’Indépendance prendra le sens d’un droit au repos et au butin. Le slogan? La liberté est aussi la liberté de ne rien faire.
Ensuite il y a eu le socialisme. Avec sa définition paradoxale : quand le peuple travaille, personne ne travaille réellement. Ayant collectivisé les moyens de production, on a donc partagé le congé payé. Le socialisme a détruit le monde rural, la bourgeoisie urbaine et la notion de travail, de labeur, d’effort. Le but était le bilan, pas la récolte. Le socialisme a créé l’anonymat, la ruse, la démission intime, la paresse rémunérée. Le slogan ? Le peuple travaille, pourquoi je dois le faire moi aussi et à sa place ?
Ensuite sont venues les années 90. Là on a admis l’échec et on y a participé. Travailler était attendre le salaire. On fermait les entreprises publiques et on créait des entreprises privées. Travailler était devenu demander une retraite anticipée, faire grève, se débrouiller ou partir ou avoir un KMS. Le slogan? «Ceux qui ont travaillé, ont travaillé avant, autrefois, Bekri ».
Puis est venu Bouteflika. Et ce fut la plus grosse manœuvre pour détruire ce qui restait de la valeur de l’effort et du travail comme procédé pour s’enrichir. Il a effacé les dettes des fellahs avec notre argent, pas le sien et il a donné l’argent de l’ANSEJ à tous les nouveau-nés. Dès lors pourquoi travailler ? L’argent est gratuit, les prêts ne sont remboursables et le pétrole coule. L’effacement scandaleux des dettes des fellahs a créé un antécédent psychologique monstrueux.
Aujourd’hui, entre hier et les prochaines présidentielles, tous les jeunes algériens à gel sur les cheveux vous parlent des prêts ANSEJ qui vont être effacés. Tous les fellahs sont sûrs de ne pas être obligé de rembourser, donc sont certains de ne pas être obligés de travailler, semer ou récolter. Si un homme peut être président assis sur une chaise, je peux être salarié allongé sur mon lit.
« Je ne sais que faire. Je recrute et le turn-over des démissions est énorme. Personne ne veut travailler » dira au chroniqueur un homme d’affaires, patron d’une entreprise de fabrication. Salaire, présalaire, avantages ne servent plus à retenir le jeune Algérien à sa machine : il gagne plus avec Bouteflika qu’avec un employeur dans sa région. « J’ai pensé à une chose: construire des logements et les donner sous forme de location-vente aux employés pour les retenir. Ou les impliquer comme actionnaires; imaginez : pour le moment, avec un camion de 18 tonnes, je roule avec deux tonnes en terme d’exploitation. Autant diviser les 16 manquants en deux, entre moi et l’employé, peut-être se sentira-t-il impliqué et travaillera-t-il ? ». Une piste. Peut-être la bonne car elle répond à l’un des fantasmes algériens les plus profonds après le départ du colon : devenir tous patrons. Peut-être. Pour le moment.
Sauf que le risque est énorme : autrefois on a été colonisé dit-on à cause d’un coup d’éventail. Aujourd’hui on le sera car on n’arrive même pas à l’agiter pour chasser une mouche sur notre nez.
19 octobre 2013
Kamel Daoud