Ce n’est pas une angoisse religieuse. L’au-delà est en soi et selon les peurs de chacun. Je parle d’un sursaut. Je n’en suis que plus passionné de ma vie. Je veux juste parler d’une sourde envie ténue de la corriger pour que la mort n’y soit pas un tapis qu’on me retire de sous le pied. Je veux ma vie pleine, défendue, je ne la donnerais à personne et à aucune croyance, je ne l’échangerais pas contre la foi et j’en défendrais la liberté parce que je suis le seul à en payer le ravissement à la fin.
Je veux dire que j’étais étonné par la fragilité du monde, sa consistance, tout à la fois plein, lourd et obtus et constant et en même temps son épuisement sans fin, sa gratuité. Le vieux voisin est mort alors qu’il avait l’éternité devant lui. Me comprends-tu ? Je tourne donc plus souvent le cou pour regarder derrière moi, je fouille le jour avec soupçon, je surveille mes frontières mouvantes parce que je sais qu’il y a tout le temps une brèche dans la pierre du monde. Une fêlure qui lui donne à la fois toute sa valeur et se moque de tout l’or qu’il peut contenir et offrir ou ravir. Ce que je veux dire c’est que le vieux voisin était un idiot, il n’avait pas saisi qu’il ne lui restait qu’un seul jour quand il me parlait. Je ne veux pas être aussi idiot, j’en suis angoissé. Je veux mourir en regardant la mort pas en la subissant, je veux la comprendre et y glisser avec mon corps et pas être capturé comme un animal par le croc. La mort me prouve que l’au-delà est secondaire et qu’il ne sert à rien de l’anticiper ou de s’y soumettre pour croire l’éviter ou d’y élever des maisons mortes et d’y loger les Dieux. La mort de l’autre est le début de ma vie si je le veux. Mon sursaut sur le dos de l’immense bête cosmique.
La seule possibilité de ne pas être surpris par la mort est de la surprendre à chaque moment par une vie plus intense et plus consciente, assumant la peur mais aussi la dignité. Le voisin est mort bêtement, je ne le veux pas. Je vivrais donc intensément, aux aguets de chaque instant, échangeant chaque seconde au plus haut de son prix. De chasseur, la mort deviendra mon éclaireur, portant la lampe au devant, déterrant la terre entière sous mon pas »
5 octobre 2013
Kamel Daoud