Au fil des jours, quand ses jambes deviennent capables de le transporter d’un lieu vers un autre, son estomac devient plus vorace, mais sa maman qui veille sur la paix très précaire du foyer, lui enfonce dans le cerveau, s’aidant de cris et de fessés quand c’est nécessaire, qu’il n’a droit qu’à des rations limitées. Bien sûr, le petit ange ne comprendra pas cette discipline et la vivra comme une injustice. Il croira que sa mère ne l’aime plus et le chagrin calcinera son petit cœur. Il versera des flots de larmes bouillantes en cachette et babillera son malheur à ses jouets. Jusqu’au jour où il assistera au drame que craignent épouvantablement toutes les familles algériennes : Au moment d’un dîner, on s’aperçoit que le pain est insuffisant ou qu’il n’y en a plus.
C’est alors une panique haletante qui s’empare de lui et des autres membres de sa famille. On se lève de table, les yeux affolés, les cheveux hérissés. Les mains et les têtes plongent au fond du sac à pain avec l’abnégation d’un douanier algérien. Les restes moisis ou rassis sont saisis avec des frémissements de plaisir. On fouille dans toute la maison. Qui peut savoir ? Est-on sûr de quelque chose dans ce monde bizarre ? Les tracas de la vie quotidienne provoquent parfois des distractions incroyables. N’a-t-on pas, il y a quelque temps, retrouvé le dentier du père dans le tiroir où la mère range ses sous-vêtements ? On fouille donc et farfouille partout. Mais c’est affreusement inutile. Une déception amère plombe alors tous les visages. Les bougonnements du père deviennent des cris plus effrayants que ceux d’habitude. La mère dégorge des lamentations plus angoissantes. Avec les morceaux de pain glanés, on avale rapidement quelques bouchées, puis on quitte la table, la mine sombre et l’estomac gargouillant de frustration.
Mettons-nous d’accord : Cet abattement aura lieu, quelle que soit la nourriture servie. On pourrait croire, par exemple, que le dîner se serait passé le plus normalement du monde devant un plat de spaguettis. Eh bien, non ! Le même drame aurait frappé cette famille. En exceptant le couscous, un Algérien mangeant des pâtes sans un tas de pain à portée de sa main ne serait pas un Algérien en bonne santé. Ou alors, il ne serait pas un véritable Algérien ! En fouillant minutieusement dans son passé, on découvrirait nécessairement du sang étranger ! Encore pire, si le menu est composé de plats sucrés, de viande d’agneau et de sirops. En l’absence du pain, ce repas succulent serait une effroyable torture, et aurait des conséquences désastreuses sur le foyer. Il est vrai que l’Algérien est d’une patience proverbiale, mais il a ses faiblesses comme tous les humains. Il aime le pain. Il adore le pain. C’est ainsi que le petit enfant algérien enregistre vaguement que maman a raison de rationner le pain, qu’au contraire de ce qu’il pensait, c’est l’amour qui la pousse à surveiller étroitement le sac qui le contient, et que ce sac ne doit jamais être vide au moment du repas. Evidemment, rongé par les regrets, il courra vers ses jouets et leur avouera qu’il a été méchant de penser que sa maman ne l’aimait pas. Et quelque temps après, une manie s’empare de son corps. A intervalles réguliers, il plongera le nez dans le sac à pain pour s’assurer qu’il n’est pas vide, et sa mère, heureuse qu’il y ait quelqu’un pour la débarrasser de cette tâche qui épuisait ses nerfs, remerciera Dieu de lui avoir donné un remplaçant.
Mais le temps qui passe apprend à notre héros que cette fièvre du pain embrase toute sa communauté. Ce n’est donc pas un défaut familial, c’est une coutume nationale. Depuis longtemps, il est sûr que ses parents sont normaux et ses inquiétudes à leur sujet se sont éteintes. Il en est heureux, et, joyeusement, il se décomplexe, se vide du malaise vague qui le gênait, et vit naturellement sa passion du pain. Il adore le pain et il le montre sans une ride de honte. Courageusement. Comme ses frères. Lui aussi fonce maintenant vers les corbeilles à pain des épiceries et se jette sur elles avec une détermination exemplaire, ses mains se créant vaillamment une place parmi une multitude de mains aussi acharnées que les siennes. Il sait que dix Algériens peuvent vider une corbeille contenant cent baguettes et se bat crânement, vrillé par la peur d’échouer. La bataille est rude, mais il arrive à attraper sept pains, les serre amoureusement contre sa poitrine, et rentre chez lui, la tête haute, les yeux brillant fièrement et farouchement. Sur le chemin du retour, des gens le regardent avec admiration et souvent avec jalousie.
Quand il arrive chez lui, son épouse exhale un long soupir de soulagement, comme quelqu’un qui vient d’échapper à un malheur. Imbibée de bonheur, elle continue de vaquer à ses occupations en rêvassant. Planant dans des nuages roses, elle rase et rerase la moustache rachitique de son mari et fait pousser à sa place une moustache fournie et merveilleusement dessinée. Elle maquille ou élimine soigneusement tout ce qu’elle n’aime pas chez lui et le gratifie du corps qui s’est épanouie dans son imagination. Ensuite, elle s’approche de lui et murmure d’une voix défaillante : «Dis-moi, mon amour ! Dis-moi comment te remercier !» Et l’époux de ses rêves répond d’une voix virile : «Je te laisse deviner.» Alors, si rien ne vient interrompre sa rêverie, elle devinera. Parfois, sur le seuil d’une boulangerie, par exemple, des bagarres éclatent et des couteaux jaillissent des poches. Sage, il quitte le champ de bataille. Il a des responsabilités, lui. Qui nourrirait ses enfants ? Que deviendraient-ils dans ce monde impitoyable ? Chez lui, sa femme l’écoute et approuve la sage décision qu’il a prise. Et pour le surprendre, elle sort du pain du congélateur. Alors, il exhale un long soupir de soulagement, comme quelqu’un qui vient d’échapper à un malheur. Imbibée de bonheur, il allume une cigarette et fume en rêvassant. Planant dans des nuages roses, il remplace sa femme par une de celles qui vivent dans son imagination. Ensuite, il s’approche d’elle, la serre dans ses bras vigoureux, et murmure d’une voix virile : «Dis-moi, mon amour ! Dis-moi comment te remercier !» Et la femme de ses rêves répond d’une voix défaillante : «Voudrais-tu me faire croire que tu ne sais pas comment un homme remercie une femme ?» Alors, si rien ne vient interrompre sa rêverie, il lui montre qu’il sait. Mais je suis obligé de vous quitter. Il est presque midi et je dois aller chercher du pain. Aujourd’hui, il faut que j’achète plus de pain que d’habitude. C’est que j’ai demandé à ma femme de nous cuire des boulettes de viande hachée avec beaucoup de sauce tomate. J’adore la sauce tomate. Ma femme dit souvent de moi que je serais capable de torcher une cuillère de sauce tomate avec cinq baguettes de pain. La blagueuse ! Au revoir et bonne journée.
4 octobre 2013
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