le 24/09/2011 | 1:00
Au commencement, la société s’est laissée parler, agir par des élites, des avant-gardes ; ensuite, c’est elle-même qui intervient, en personne.»
L’auteur de l’Exception algérienne, le sociologue et professeur à l’université d’Oran, Djamel Guerid, distingue deux moments qualifiés d’«importants» dans l’histoire des sociétés arabes de ces 60 dernières années et dans «l’histoire de leur effort pour la libération et l’accession à un bien-être matériel ou symbolique». Tout ce qui a été appelé, selon lui, la «révolution» dans le monde arabe a mis en avant une «feuille de route implicite». Feuille de route dont la concrétisation est restée inachevée, d’où l’éruption des sociétés.
Dans le premier temps, explique le sociologue, l’élite, qui dispose de ressources particulières, intervient pour mettre fin à un régime obsolète et réussit à opérer le changement.
Trois exemples : coup d’Etat des Officiers libres en Egypte, le 23 juillet 1952, contre le roi Farouk ; en Irak, le 14 juillet 1958, un groupe d’officiers dirigés par le général Abdel Karim Kassem mène un coup d’Etat et assassinent le roi Faycal II ; et le 1er septembre 1969, en Libye, le colonel El Gueddafi et ses compagnons renversent la dynastie des Senoussi. Les élites qui ont dirigé ces coups d’Etat et, à la même période, les mouvements de libération au Maghreb, ont su, d’après l’universitaire, «lire ce qui bougeait dans les profondeurs de la société et ont réussi à l’exprimer et en faire une force matérielle». Seul hic : le travail s’est arrêté «avant terme» et l’élite, qui a été l’instrument de la libération, a «confisqué» cette même libération.
«Les libérateurs, note le sociologue, n’ont rien fait d’autre que de prendre la place de ceux desquels ils se sont libérés. C’est le cas en Algérie. Un demi-siècle après l’indépendance, les libérateurs sont toujours là. Leurs descendances se sont constituées en société dans la société, appelée ‘famille révolutionnaire’ et, à ce titre, ils ne cessent d’accumuler avantages et privilèges de toutes sortes.» Dans le deuxième temps, poursuit le professeur en sociologie, ce sont les sociétés qui interviennent elles-mêmes, donnant pour exemple toutes les révolutions de cette année 2011.
Entre les deux temps, un intermède important, signale le conférencier. Dans les années 1970, en réaction au détournement des révolutions, de nouvelles avant-gardes émergent et «au nom de la société, elles ont voulu achever l’ouvrage». Ces avant-gardes, composées essentiellement de révolutionnaires, intellectuels d’inspiration marxiste, parfois maoïste (mouvement Ila Al amam au Maroc, FPLP en Palestine) interviennent dans un contexte international pourtant favorable, marqué et travaillé par un mouvement révolutionnaire mondial, ont échoué. «Pourquoi cet échec ? Pourquoi la société n’a pas bougé ?» s’interroge le scientifique.
Les sociétés ne bougent pas sur injonction
L’explication réside dans le fait que le mouvement des années 1970 est plus «adossé au mouvement révolutionnaire international qu’aux réalités nationales de nos pays». «Les sociétés ne bougent pas sur injonction, ajoute-t-il. Elles ne bougent pas parce que des théoriciens révolutionnaires ont décidé qu’elles sont mûres pour se mettre en mouvement. Une société bouge à son heure à elle et, pour paraphraser Marx, une société ne se met en mouvement que si les conditions de réussite sont réunies.» Les révoltes de 2011 se présentent ainsi comme l’éruption des sociétés elles-mêmes, «en leur nom», comme cela a été le cas en Octobre 1988 ou le 11 Décembre 1960 en Algérie.
De quoi l’événement historique est-il le nom ? Pour répondre à cette question, M. Guerid rappelle la nature des régimes arabes, claniques, tribaux… et «dont les systèmes politiques se présentent comme un ensemble de cercles concentriques». Le premier cercle est occupé par le Président et ses proches. «Le noyau de base s’agrège au fur et à mesure d’autres groupes qui lui doivent tout, surtout la pérennité.» «Quand on entend dire que les amis d’Al Assad l’ont exhorté à faire cesser les tueries et entamer des réformes… c’est impossible. Car Assad n’existe pas, ou si peu, mais existent par contre des groupes qui ont fait main basse sur le pays et ses richesses et pour qui réformer signifie disparaître.»
Le sociologue identifie plusieurs caractéristiques pour les révolutions arabes.
Les sociétés ont repris l’initiative de manière franche et ont surpris y compris les grandes puissances. Ces révolutions témoignent de l’inventivité et la créativité des sociétés elles-mêmes : «Elles imaginent et inventent des soulèvements de masse, impossible d’arrêter des multitudes», des révoltes sans tête ni chef mais avec des figures symboles (Bouazizi en Tunisie) ; des révoltes qui ont vaincu le mur de la peur, du «terrorisme systématique d’Etat». Dernière caractéristique : plus que le refus de l’exploitation, de la répression, l’exigence de la dignité exprimée par toutes les sociétés arabes en mouvement. Alors, faut-il parler de «printemps arabe» ? «Le printemps des uns est rarement celui des autres, répond le sociologue. Si certaines fractions sociales, bloquées dans leur aspirations et mobilité, il peut y avoir printemps.
Des fractions qui peuvent se reconnaître dans des leaders démocrates comme Al Baradei (Egypte), Marzougui (Tunisie) et Saïd Sadi (Algérie), parce que le modèle mis en avant est celui des révolutions bourgeoises ; pour les majorités sociales, la démocratie demeure une abstraction. Ce qui existe, par contre, c’est la quête du pain quotidien, la satisfaction des besoins immédiats. La démocratie peut aussi signifier pour ces majorités sociales : remplacer les remplaçants des colons». Fin de citation.
13 septembre 2013
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