L’idée que se font les Algériens des élites politiques est élitiste, se référant au diplôme, au charisme, au CV et au prestige. Amar Saïdani heurte ce mythe de front et ne s’en soucie pas. Ensuite Amar Saïdani représente une involution spectaculaire qui va de Larbi Ben M’hidi et remonte l’histoire vers la préhistoire jusqu’aux Zbantotes (milices) des Ottomans et leurs serviles relais locaux. Ensuite Saïdani représente ce qu’est devenue l’élite politique encanaillée, soumise, cupide et malhonnête. Un Français avait répliqué à un Algérien qui lui parlait de « décideurs » chez nous, en résumant bien l’allusion : « les décideurs chez vous sont des hôteliers chez nous ». On comprendra.
Ensuite ? Ensuite Saïdani représente comment on fait de la politique désormais ou depuis toujours mais avec un peu plus d’outrecuidance : un coup de fil, un Frère, un président malade et mal habillé. Donc dès que cet homme a été choisi, un immense éclat de rire éclata, suivit par un sanglot secret, une grimace, puis par une envie d’aller au pôle sud et de se laver de sa généalogie. Un sentiment de « honte de soi » comme l’exprima un vieux militaire face au chroniqueur. L’homme renvoie avec précision la réalité du pays, insupportable. Celle que le mythe de la souveraineté et les « papiers » de la nationalité masquent par l’artifice : nous sommes tous des Saïdani et cela nous fait mal justement à cause de ça. « Chaque pays a un rêve et cet homme est l’« Algerian Dream » a résumé un Algérien croisé avant-hier. Amar est nous, la partie que l’on se cache, à quoi nous avons participé, que nous refusons et à quoi nous a ramené le triple mandat. Nous sommes tous des Saïdani.
A la fin ? Le reste, c’est dire les détails : pourquoi cet homme et pas un poteau ou une stèle ou un panneau à la tête du FLN ? Parce qu’il s’agit de faire entrer le FLN au musée, mais en miettes, disent les uns. Parce que Saïd a voulu, disent d’autres. A cause de tout et de tous, disent les derniers.
Le chroniqueur a cependant l’obscure intuition qu’il s’agit de la face apparente de l’œuvre en voie : c’est en encanaillant au plus grossier ce pays que l’on pourra mieux le gouverner et le posséder et se venger. C’est une forme de seconde bleuite (purge anti intellos à l’époque de la guerre coloniale, dit le manuel). A l’époque on tuait, aujourd’hui on tue de rire. Le régime version binôme d’aujourd’hui a bien compris que plus on encanaille ce peuple et ses élites et mieux on le gouverne, on l’asservit et on l’implique dans l’autodérision et donc l’auto dévalorisation. Au-delà de Saïdani, il y a comme une volonté de vous pousser à revivre la traversée du désert, les errances à Genève en vieux manteau, les trahisons d’amis, les quolibets. Un homme se venge, Saïdani n’est qu’un de ses artifices grossiers.
10 septembre 2013
Kamel Daoud