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Quand le retard devient une institution par Kamal Guerroua

30 août 2013

Kamal Guerroua

En pensant à la célèbre toile du peintre Jean-Antoine Watteau (1684-1721) «l’embarquement pour Cythère» où les amoureux furent mélancoliques puisque la fête hypocritement joyeuse aurait un double visage, le poète Paul Verlaine (1844-1896) écrit « ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur/ et leur chanson se mêle au clair de lune». S’étant égarés dans cette illusion d’optique édénique plutôt fuyarde, ces fameux amoureux n’ont jamais pu atterrir sur l’île de leurs rêves. 

Après moult hésitations voguant dans cette extase chimérique, le temps (l’ennemi juré de tous les ambitieux) a fini par s’épuiser et les doux tourtereaux, toujours dans l’attente, ont dû réalisé qu’ils subissent de plein fouet le supplice de Tantale : ou bien ils assument le fardeau de l’instant éphémère en se résignant à leur destin oubliant de la sorte et passé et futur ou ils se lancent à la reconquête du temps perdu et le retard n’étant là que colossal. Un grand abîme sans doute.

En effet, ce mot si bien disgracieux est devenu chez nous hélas un aliment ordinaire comme les frites, la chorba ou le couscous. On le consomme, s’en délecte et s’en lèche les babines après en avoir si longtemps savouré le poison. Nos élites quant à elles se sont familiarisées avec, se le sont incorporé dans leur carte graphique. Il est leur moteur de recherche ritualisé et légalisé dans les mœurs collectives, imposé comme une indéboulonnable évidence à la société algérienne. Au bout du compte, le retard, ce sésame de nos déconfitures, a fini par s’institutionnaliser à l’instar de notre présidence, notre parlement, notre sénat et plein d’autres organismes étatiques. Néanmoins, il n’a pas d’immeuble ou de bâtiment particulier car il est diffus dans les esprits comme un brouillard et nous gouverne presque instinctivement. Que ce soit à l’usine, dans un atelier, une école enclavée dans une campagne de l’Algérie profonde ou une université en plein centre-ville et même une mosquée, la rengaine de «ce monstre apathique» revient au galop sur toutes les lèvres, s’incruste à tous les cœurs, sapant la plus farouche des volontés et asséchant toute source de vitalité. Notre retard à nous les algériens est un fantôme rôdant avec ses géantes tentacules partout dans les administrations, les marchés, les corps constitués, les hôpitaux…etc, déballant ses tics routiniers, ses esquives et ses atermoiements, ses railleries et ses terreurs, son envers et son endroit, sa fougue et son calme, sa banalité et son amertume, sa morgue et son superbe. On le chante comme un hymne glorieux qui nous porte au pinacle des existences, on y croit car il est tel cet homme providentiel bêtement viril, omnipotent et persévérant sur tous les fronts qui nous a promis et promet encore grabataire monts et merveilles puis s’éclipse soudainement sans donner plus de nouvelles.

Le retard, c’est notre quotidien avec tout ce qu’il engrange d’insanités (l’informel, l’insalubrité, la corruption), il dévore notre vie comme un sphinx insatiable, impatient et vindicatif nous assénant des coups de massue sur la tête et ferraillant avec notre avenir. Et quel avenir? Quand on sait bien que la politique et le politique sont assez peu de chose en Algérie : une petite parcelle d’autorité près de la grande muette et les vrais décideurs, un petit coin tranquille parmi «les khobzistes», un maroquin d’un ministre plénipotentiaire qui s’achève sous les acclamations de tous, y compris ceux qui ont côtoyé son titulaire par un mandat d’arrêt international, on s’attend à tous les tournants, on s’attend surtout à l’inévitable et inexcusable déperdition. Le retard, c’est le moissonneur de nos désespoirs auquel certains des nôtres, par ignorance ou par malice ma foi, prêtent d’inouïes qualités, d’autres collent les causes de nos malheurs. Les proverbes ancestraux y afférent sont légion tantôt ils en font l’éloge, tantôt ils y déversent du fiel. Mais pourquoi donc ce retard-là nous tracasse et nous taraude jusqu’au plus doux de nos rêves? Pourquoi ses ennuis nous mordillent-ils les cerveaux et nous étouffent-ils par leur fausse chaleur? Retard dans l’éducation, retard dans la culture, dans les réformes, la gestion des collectivités locales, le tourisme, les infrastructures sanitaires, sportives… etc. Bref, retard dans la réfection, construction et reconstruction de l’Algérie nouvelle.

Un retard qui s’accommode, somme toute, assez bien avec la régression tout azimuts du pays à telle enseigne qu’il se soit métamorphosé en symbole-vedette de nos armoiries nationales se conjuguant avec le présent de toutes les catastrophes et jouant au coude-à-coude avec le désordre de la maison algérienne (échéances électorales incertaines, frondes dans les partis politiques à cause des guéguerres de leadership, inflation économique, front social en ébullition). Bizarre ! Nos masses n’en ont pas encore fini de trancher sur leurs bonnes volontés et leurs pires cauchemars, leurs amours et leurs désamours, leurs idylles et leurs ruptures, leurs confidences douillettes et leurs silences rageurs, leurs rires et leurs désarrois, leur vitalité et leur lassitude qu’un vent de méfiance général souffle et les attache à la barque plutôt au poteau du fatalisme. Les miens sont fatalistes, je le reconnais! Nos âmes sont grignotées par le raton tribalo-régionaliste, adjuvant n° 1 du retard, lequel nous menace de dissolution imminente à l’heure où le monde se mondialise et se standardise. Je ne sais pas comment l’expliquer mais c’est comme ça! On s’aime follement puis on se regarde en chien de faïence, on s’embrasse et se serre la main aujourd’hui puis on se soupçonne et on se surveille le lendemain, on s’attire puis on se sépare tout en gardant l’espoir de la grande rencontre, celle de la réconciliation de nos esprits à l’aube des élections, hymnes, historiettes et chansonnettes à l’appui.

Notre histoire avec le retard, c’est comme une comédie magnétique ayant l’odeur de cri de chouette qui, au milieu d’une nuit pleine d’étoiles, met nos rêves à rebours en nous insufflant une cohorte de drames, des exhalaisons d’effluves ensorcelants, des grimaces enragées, des confusions délibérément subversives, tuant de la sorte l’esprit de l’aventure qui sommeille en chacun de nous. Mais pourquoi s’entêtera-t-on à renier nos réalités obsolètes en cachant le soleil par un tamis? Pourquoi s’échine-t-on à colmater ce trop-plein de vide par un vide autrement plus pénible et plus ardu? Pourquoi s’empresse-t-on tout particulièrement à rattraper les retards multiples dont souffre le pays par un retard, au demeurant plus dangereux : la mauvaise gouvernance? La réponse, les règles du retard n’ont jamais changé depuis belle lurette bien que les formes en aient pris d’autres visages. En juillet 1962, le retard typiquement algérien a bénéficié d’une sorte de mise en condition (respiration artificielle) concertée d’en haut et valisé par le bas : des tubes d’oxygène : l’usurpation du pouvoir, l’illégitimité légitimo-révolutionnaire, un scaphandre : le militarisme à tout bout de champ , une boîte à outils : le musellement de la volonté populaire, la mise à l’encan du G.P.R.A, et la l’asphyxie des libertés, des stratagèmes : les fantassins bunkerisés à l’est et à l’ouest investissent nos villes en triomphale soldatesque. Somme toute, une mise en condition par le biais de laquelle le retard a raccommodé et circonvenu notre destin, embrouillé, brouillé et s’est débrouillé dans notre cosmos, s’est constitutionnalisé et institutionnalisé dans notre panorama politique. Ce retard qui s’est institutionnalisé dans nos têtes comme dit Fouad Laroui (1), serré en un amas de contradictions, mêlant tous les parfums de l’absurde, semant la pagaille dans les esprits frappe encore au jour d’aujourd’hui.

C’est cet avion d’Air-Algérie qui ne décolle pas à temps sans donner d’avis ni de préavis à quiconque alors que tous les voyageurs qui malade, qui dépressif, qui claustrophobe, qui pâlissant d’envie de revoir son pays font le pied de grue dans la salle d’embarquement. C’est ce douanier, l’air distrait, un brin goguenard qui te fait poireauter en prenant toute une assistance soumise à témoin devant le guichet d’un aéroport parce que tu n’as pas voulu, par acquit de conscience sans doute, glisser un pourboire ou une petite commission dans sa poche. C’est aussi ce dossier d’assurance-maladie qui n’arrive plus aux mains des agents de la C.N.A.S après deux ou trois mois de son expédition. C’est ce colis que l’on nous envoie de l’autre rive de la Méditerranée empaqueté, bien astiqué et libellé à notre adresse mais qu’on ne recevrait jamais plus chez nous. Le retard, c’est un régal pour les uns et un long pèlerinage dans l’horreur pour d’autres ; un rideau derrière duquel se dessinent les traits d’un pays pâle, las de lui-même, marchant à tâtons dans le noir, végétant des subsides d’une rente pseudo-éternelle et le comble se refusant crânement à toute autopsie de ses malaises. Un pays où l’éducation des élites fait défaut (ponctualité, éthique de respect des normes, des délais, des échéances, vacuité d’idéaux) (2), où ces mêmes responsables prennent, engoncés dans une conscience tout tranquille, des vacances annuelles et sur un ton ostentatoirement naïf déclarent à qui veut bien les croire vouloir réduire la durée de leurs congés d’été, du reste, légitimes pour mener à terme les projets vitaux et surtout les réformes promises par le président de la république! Peut-on récupérer en une saison ce que l’on a perdu et gâché en une décennie ou deux? Impossible!

À moins qu’on soit des martiens dotés de règles du temps et d’espace inassimilables aux mortels que nous sommes. Apparemment, le retard, c’est de l’hiéroglyphe dont seuls les nobles et les intelligents connaissent la clef de voûte sinon la clef de parade : on se balade et on reste cloîtré chaque jour que Dieu fait dans les bureaux et en fin d’été on se serre les ceintures feignant rattraper quoi? le retard!

Pleines d’autres bouffonneries scéniques peuvent se raconter dans ce sens quand dans l’autre versant du miroir les faciès de nos jeunes déformés, blêmis et plombés par ce gâchis jurent avec les enrouements folâtres, la légèreté bohémienne, la badinerie de la période la plus dorée de l’existence humaine : la jeunesse. Un autre retard à mettre décidément dans les décennies qui viennent sur le dos du retour d’âge, phénoménal!

En Algérie, on se prélasse majestueusement sous des couches superposées de mensonges intergénérationnels, sources de notre retard générique. Chaque génération a menti à tour de rôle à l’autre, la révolutionnaire à celle de la post-indépendance, cette dernière à celle des années 80, puis à son tour cette dernière a menti à la génération 90 et puis à l’actuelle. Un vrai écosystème de mensonges prédateurs ayant fait le lit de nos retards répétitifs et débouché sur une un florilège de célébrations, une débauche de fêtes et de cérémonies en l’honneur de nos sages auréolés des glorioles de libérateurs messianiques. Ceux-là mêmes ayant dilapidé, des décennies durant, notre capital révolutionnaire(3). Quant à nos souvenirs mouillés d’un nationalisme d’ersatz, ils deviennent autant de rêves craquelés par la sécheresse culturelle, calcinés par le feu d’un baroud transformé en organisations satellites, budgétivores et corrompues jouant dans l’orbite de nos décideurs, des rêves décimés par le rouleau compresseur d’un fatalisme-défaitisme à tous crins mélangeant le crépuscule des gérontocraties arabes décrépites à l’espoir matinal des fausses démocraties. Quel malheur! Notre printemps, à nous les algériens, meurtri par les médisances des voisins, flagellé par le dénigrement et l’infamie, empalé sur un carrefour de l’histoire n’a guère servi de leçon pour personne même pour nous-mêmes. Un retard de plus à imputer à la contagion régressive ! Et pour tromper l’attente, nos compatriotes rêvent d’un bercail du silence où l’espoir glisse au fil de l’eau, se pend à nos basques, lutte contre le retard, guérit nos jours fébriles et trouble les oiseaux de mauvais augure avec ses toiles blanches! Inchallah !

Notes:

(1)-Fouad Laroui, le retard, c’est dans nos têtes, Jeune Afrique, N° 2740 du 14 au 20 juillet 2013 (2)-Noam Chomsky, Raison et liberté, sur la nature humaine, l’éducation et le rôle des intellectuels, préface de Jacques Bouveresse, Édition Agone, Banc d’essais, Marseille 2010 (3)-Voir mon article, le capital révolutionnaire de l’Algérie dilapidé, El-Watan, le 17 septembre 2011

À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

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