«Que de temps perdu!» Archimède
Donc, c’est avec la mort dans l’âme que le chroniqueur abandonna l’idée séduisante de suivre le journaliste dans ses péripéties. Cela aurait pu être une bonne idée. Il aurait restitué avec justesse l’atmosphère spéciale des missions officielles, quand un ministre se déplace avec son staff et sa cour pour une inauguration à l’intérieur du pays. Il reproduirait avec fidélité et non sans délectation la langue de bois qui anime les cérémonies officielles, quand l’officiant en chef se met à dessiner avec des mots empruntés des horizons radieux. Il aurait décrit avec minutie les mines réjouies de la clique locale invitée spécialement pour donner une dimension populaire à une cérémonie préfabriquée. Il insistera sur le zèle des ronds-de-cuir qui ont bâti leur carrière sur le béni-oui-ouisme et qui applaudissent tous ceux qui ont le pouvoir de faire grimper leurs laudateurs dans les échelons ou de signer avec détachement des chèques, de distribuer des logements ou des prises en charge à l’étranger. Chaque déplacement aurait constitué une chronique qui reflétera l’ambiance dans laquelle baigne le pays. Il aurait mis l’accent sur les faiblesses des projets ou des réalisations inaugurés sachant que le lendemain, il y aura toujours un thuriféraire qui lui fera une mise au point avec force arguments et des chiffres difficilement contestables à l’appui. Il se serait étendu sur la duplicité de certains chefs de parti qui brûlent un jour ce qu’ils ont adoré la veille. Il aurait mis en lumière la fausse opposition derrière laquelle campent certains hommes politiques avant d’accéder à une responsabilité ministérielle: dès qu’ils obtiennent un inconsistant portefeuille, ce ne sont plus les mêmes hommes (ou femmes). Et la liberté a des limites: tôt ou tard, il devra se censurer lui-même et taire l’épisode malheureux où le rédacteur en chef lui demandera de «corriger» sa chronique parce qu’elle portait atteinte à la compétence d’un ami ou d’un fournisseur de publicité. Ainsi va la vie… C’est de cette manière qu’il a fait le tour des professions qui lui auraient permis d’établir un contact direct entre les différentes composantes de la société et de la hiérarchie: chacune présentait, ou des difficultés à soutenir un rythme d’écriture ou des sentiments de déjà-vu. C’est alors qu’un incident fortuit l’amena à reconsidérer son jugement.
Un de ces vieux collègues venait de rendre l’âme après dix-huit années de retraite bien méritée. Comme ce collègue résidait dans une banlieue située à l’autre bout de la capitale, il dut se résoudre pour arriver à l’heure de l’inhumation, à prendre un taxi, chose qu’il faisait rarement à cause d’un fragile équilibre budgétaire qu’il ne voulait pas mettre en péril. Il attendit longtemps au bord de l’allée centrale de l’immonde cité où il essaie de suivre, agitant désespérément les bras, mais en vain, chaque voiture munie d’une plaque. Soit le chauffeur de taxi tournait la tête du côté opposé au client en détresse, soit il freinait et déclarait avec un air de fausse désolation qu’il allait dans le sens opposé à la destination de ce naufragé du transport. Le temps passait et l’énervement gagnait le chroniqueur qui maudissait le destin qui l’avait fait naître dans un pays où le client n’est pas roi, où la demande était toujours supérieure à l’offre. C’est ainsi qu’épuisé, il s’assit sur le terre-plein de l’espace vert, attendant qu’un miracle se produise. C’est alors que, contre toute attente, il fut accosté par un petit bonhomme aux petits yeux pétillants de malice qui lui proposa, tout de go, de l’emmener où il voulait à un tarif raisonnable. Un chauffeur de taxi clandestin! Que n’y avait-il pas pensé plus tôt!
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21 août 2013
Selim M'SILI