«L’effort librement consenti rend libre.» Louis Nucera
Dans la tradition antique, il arrive que le narrateur, qu’il soit poète ou prosateur, s’arrête un moment au beau milieu de son récit. Il fait une halte, soit pour respirer, souffler un peu, boire un verre d’eau (ou une autre boisson plus stimulatrice) pour éclaircir ses cordes vocales, soit pour faire le point sur sa relation avec le récit même ou avec ses auditeurs. Il arrive aussi qu’il essaie de donner des explications concernant les coins obscurs de son récit, de le situer historiquement, enfin de dialoguer avec ses interlocuteurs sur la méthode choisie pour la narration.
C’est ainsi que le chroniqueur en abandonnant son héros aux mains d’un rédacteur en chef au profil pas net, s’est senti pris d’affection pour le jeune journaliste qui allait débuter une carrière imprécise dans un quotidien flou. On parle souvent d’écrivains qui entretiennent cette relation privilégiée avec un de leurs personnages, dialoguant avec eux dans les moments de doute comme s’ils étaient des personnes en chair et en os. C’est ainsi qu’il fut pris de pitié pour cette créature de fiction qui allait connaître un parcours différent du sien (puisque le chroniqueur demeura longtemps loin du milieu de la presse écrite) et à qui il arriverait des aventures qu’il n’avait pas connues. Avait-il le droit de la laisser aller vers les désillusions que connaissent tous les idéalistes qui se brûlent les ailes en s’approchant trop de la flamme. Laissera-t-il le frêle esquif se briser sur les récifs de la déconvenue? Il pourrait réserver un destin extraordinaire à cet être fictif qui va brillamment brûler toutes les étapes dans une carrière qui sera parsemée de beaucoup de succès tant sur le plan professionnel que dans la vie affective. Bien sûr, il commencera comme tout le monde, par traiter des dépêches sans relief, exprimera la comptabilité macabre des accidents de la route en retravaillant les communiqués de la gendarmerie. Il fera les étals de marché pour évaluer l’inflation grandissante à chaque veille de fête religieuse. Il visitera les gares routières au moment des grands départs, recueillera les indignations des voyageurs excédés par les conditions de voyage. Il témoignera des tribulations des malades dans les hôpitaux surchargés. Il fera le tour des soupes populaires au moment du f’tour ou visitera les hospices pour vieillards. Il auscultera le moral des candidats aux examens de fin d’année. Il fera le tour des décharges sauvages dont son pays a la spécialité et blâmera autant l’incivisme de ses concitoyens que la modestie des moyens employés pour lutter contre la pollution. Un jour, il commencera à faire de la figuration aux conférences de presse des chefs de partis sanafir qui n’existent que le temps d’une campagne électorale dont les résultats sont connus d’avance. Avant de se faire confier, cause de son assiduité et de son entière disponibilité, des dossiers plus conséquents. Il aura un jour le toupet de présenter un projet béton: une série de reportages sur le destin des anciens villages agricoles socialistes inaugurés en grande pompe par feu Boumediene, tout comme il fera la radioscopie des grandes entreprises nationales dégraissées puis bradées. Il remettra à la une les figures de ces anciens gestionnaires honnêtes qui ont connu la prison puis l’oubli… Tant d’efforts fournis lui vaudront l’estime de tous et il deviendra l’interlocuteur privilégié des hommes politiques comme des cadres qui veulent se faire connaître. Les lauriers moissonnés n’auront pas le temps de flétrir sur son jeune front qui ne connaît pas encore les rides que d’autres succès vont s’ajouter aux triomphes. Il pourrait lui faire connaître une charmante jeune reporter qui sera d’abord pour lui une rivale redoutable avant de devenir une fiancée attentionnée avec qui il partagera des moments de bonheur, de lutte, d’espoirs et de réussite.
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21 août 2013
Selim M'SILI