Par Ahmed BEN ALAM
C´est l´histoire d´un aveugle qui a recouvré la vue l´espace d´un instant, un instant juste suffisant pour apercevoir un rat qui traversait la chaussée de part en part, quittant un caniveau pour un autre. Et puis il a de nouveau perdu la vue.
Tout ce que cet aveugle connaît de la vie, c´est l´image de ce rongeur. Si vous lui parlez d´une gazelle, il vous interrompt pour vous demander:
Une gazelle, est-ce que c´est plus grand ou plus petit qu´un rat?
Si vous lui parlez d´un éléphant, il fera de même en posant toujours la même question. Le rat est devenu pour lui un repère. Le seul.
Un jour, ce brave aveugle a rencontré un pauvre paysan qui n´a possédé durant toute sa vie qu´un bouc (le mâle de la chèvre, pour plus de précision). Il n´a jamais rien possédé d´autre, étant trop pauvre pour cela. Mais un jour, le sort a voulu qu´il soit obligé d´égorger son bouc. C´était peut-être l’Aîd, dans l´espoir sans doute que la providence lui permette d´acquérir un autre bouc, on ne sait jamais. Mais le sort en a décidé autrement et le pauvre paysan est resté démuni, il n´a pas pu améliorer son sort ni acheter quelque chose d´autre. Ce bouc est devenu pour lui un repère temporel. Quand vous lui parlez de n´importe quel événement, il vous posera toujours cette question:
C´était avant ou après qu´on ait égorgé le bouc?
Comme il habitait dans une petite contrée où tout le monde se connaissait et était donc au courant de l’histoire de son bouc, on arrivait à répondre à sa question.
Pour reprendre le fil de notre récit, voici donc que l´aveugle et le paysan ont été mis en contact. Comme ils étaient bavards tous les deux, ils ont donc engagé la conversation. La chose se présente comme ça: toutes les fois que le paysan parlait de quelque chose, l´aveugle ne cessait de demander : c´est plus grand ou plus petit que le rat?
Et quand c´était l´aveugle qui parlait, le paysan l´interrompait pour lui demander:
c´était avant ou après qu´on ait égorgé le bouc?
Pour de nombreux Algériens qui n´ont connu tout au long de la décennie 90 que la violence terroriste, les massacres et les assassinats, il faut dire que la réconciliation nationale représente pour eux quelque chose de tout à fait nouveau. Ce qui fait qu´à l´avenir, quand vous leur parlerez de n´importe quel événement, ils vous demanderont certainement : cela s´est passé avant ou après le référendum sur la réconciliation nationale?
Parce qu´à force de n´entendre que le langage des armes et de la haine, ces Algériens ont fini par se persuader que c´est le seul qui existe, et que donc l´Algérie est condamnée à vivre éternellement sous le joug d´une telle fatalité, d´autant plus que l´argument le plus nul utilisé par les tenants de la répression tous azimuts est celui qui consiste à citer le nom d´une victime célèbre du terrorisme (disons Flen) en demandant:
que dirait Flen si on fait la paix avec ses bourreaux?
C´est sûr qu´en entendant de telles inepties, le pauvre Flen se retourne dans sa tombe, lui qui n´a délégué personne pour parler en son nom. Paix à son âme ! Le seul bien qu´on puisse faire justement pour honorer sa mémoire, ce serait d´éteindre les flammes de la discorde dans le pays, pour que ses enfants puissent vivre dans un climat de paix et de sécurité.
http://www.lexpressiondz.com/chroniques/a-pile-ou-face/122402-La-fable-des-gens-affables.html?print
20 août 2013
Ahmed Ben Alam