Par Kaddour M’HAMSADJI
soubhân allah, y l-L’tîf, chantait l’inégalable maître du chabî et regretté El Hâdj M’hamed El Anqa sur des paroles prodigieuses du défunt poète Mustapha Toumi.
L’un et l’autre ont quitté ce monde au caractère d’une consternante versatilité, car il donne et retire, et oublie terriblement… Ils s’en sont allés nos amis de coeur et d’esprit:
le dernier Mustapha Toumi (14.07.1937-03.04.2013), l’avant-dernier Abderrahmane Bouguermouh (25.02.1938-03.02.2013), tant d’autres que chacun de nous pourrait citer avec émotion et humilité. Ils s’en sont allés de la manière la plus triste, la plus douloureuse, – elle est définitive quand le corps tout entier en est atteint: la maladie, mais bien sûr aussi l’accident, la négligence, l’ingratitude, la déconsidération, l’indifférence, l’abandon, le chagrin, la solitude,… Néanmoins, ils sont partis fort accompagnés du suprême sourire nerveux d’estime, de deuil et de regret, celui de ceux qui les ont approchés et sincèrement reconnus.
Histoire d’un enfant de la Casbah
J’ai pris prétexte de son ouvrage Pour l’Afrique (*) afin d’évoquer la personnalité de l’auteur de la qacîda devenue mythique, intitulée Soubhân Allah yâ l-L’tîf. J’ai encore évoqué Mustapha Toumi dans Le Temps de lire du 11 juillet 2012, p. 21, spécial du Cinquantenaire de l’Indépendance, sous le titre «Mustapha Toumi, écrivain de l’Algérianité révolutionnaire»…
Mustapha Toumi aura été, en somme, une histoire d’un enfant de la Casbah: une chance, c’est-à-dire une vie belle et dure, et triomphante. Il y est né, y a grandi, s’y est fait homme étonnamment compris et incompris à l’image de sa terre de naissance et y a été inhumé, là où l’ont été les grands de Ahl el Qaçba. Il a vécu en homme libre et de principe, en révolution constante. J’ai mesuré en lui combien «Culture et politique» sont une seule et même chose.
D’autres que moi ont déjà essayé avec efficacité de cerner la personnalité de l’imprenable comédien racé, au talent multiple exprimé en arabe, en amazigh, en français, en graphisme, et sans doute en quelques autres moyens de communication, ce créateur inlassable, inassouvi: poète, dessinateur, peintre, céramiste, créateur de caractères d’écriture, scénariste-dialoguiste (film Ech-Chebka et chanson Râyha Ouîne), animateur artistique et culturel, producteur à la radio et à la télévision, auteur de théâtre, parolier brillant (Africa pour Myriam Makéba, Guevara pour Mohamed Lamari, des textes pour Saloua, Abderrahmane Aziz, Tahar Ben Ahmed, Nadia Karabache,…), musicologue, journaliste, administrateur, militant révolutionnaire, moudjahid, citoyen engagé,… camarade, copain, ami, fidèle. Seule l’époque des années 90, déchirée, mortelle, a poussé à la prudence, à la circonspection et à la retraite. Les temps ont changé: rien n’est alors propice à des rencontres culturelles publiques. Puis le bel âge n’est plus là.
Quoi qu’il en soit, pour nous tous, avant de songer à sa personne, le fier artiste avait plutôt songé à écrire, en 1970, ces mots «êtres vivants» extraits de sa pensée vivante, l’Art-Verbe, ailé, hymne de résistance à l’imbécile fatalité plurielle sévissant dans tous les domaines de la vie nationale: «J’ai chanté tant de poèmes composés et ordonnés / Tout le monde sait que je n’ai pas appris mon art à l’école / que je ne suis pas cultivé. / J’ai eu pour seuls maîtres la faim et le dénuement. / Mon pain est fait de semoule qui n’est pas empruntée. / Ma maison n’est pas inconnue. / Je ne suis ni envieux, ni ingrat. / Je me comporte et je vis honnêtement. / Les proches et les étrangers peuvent en témoigner: / Je n’ai pas l’habitude de médire d’autrui ou de jaser dans le dos de gens. / Mes os ne sont pas à ronger. / Je ne suis pas stérile. / Ma terre n’est pas aride. / Un lion meurt, n’est-ce pas, en lion; / même quand il vieillit, / les loups le redoutent. / Quiconque est lui-même dirigé, il ne peut être capable de tenir la barre / en plein milieu de vents tempétueux.»
Ainsi, le poète et l’ami Mustapha Toumi s’en est allé: Soubhân Allah!… Dans le temps de son dernier souffle rendu, l’artiste se retrouve dans sa patrie: il a été cultivé et généreux, ses activités nombreuses au service du chef-d’oeuvre humain. Son ouvrage Pour l’Afrique (*) – «Textes algériens réunis et présentés» par lui, lors du mémorable événement culturel, le Festival panafricain d’Alger 1969 -, témoigne encore avec force de son amour ardent pour la liberté personnelle et nationale de l’homme du continent africain. À cet effet, il a sollicité la contribution de nombreux auteurs, sans exclusive, même de ceux qui avaient pourtant attaqué injustement son talent et son mérite. Dans son introduction juste et solennelle, il a écrit: «L’Algérie est africaine, sereinement africaine, passionnément africaine. [...] Algérie a toujours rimé avec Afrique, L’Afrique et l’Algérie sont des noms d’épousailles. [...]… et l’archet gronde / et le tebel tebelera / et derbouqueront nos colères… [...] Nous avons égrené mon frère / nous avons égrené / nous avons égrené des verbes de baroud.» On aura remarqué la fougue du vocabulaire populaire algérien transcrit qui émaille sa poésie et généralement tous ses écrits.
Sa passion: l’humain
Cette passion est une marque indélébile de l’humanité de Mustapha Toumi pour tout ce qui doit être juste et vrai: l’homme. Je l’ai connu dès l’automne 1962; j’ai une foule de souvenirs et d’anecdotes, partagés avec lui, chez lui, à Alger, rue Édith Cavell (auj. Hocine Belladjel), chez moi à Birkhadem et souvent à l’Union des écrivains dont il est membre, avec surtout Mouloud Mammeri, à El Moudjahid (contributions diverses au supplément culturel d’El Moudjahid), à Révolution africaine, à la radio (chaîne III, dirigée par le doux, l’efficace et regretté Sî Laïd Orif), à l’Université d’Alger (étudiant en Psychologie), au ministère de l’Information, à la Casbah (avec l’ami inoubliable et regretté Laadi Flici), des rencontres avec, avec, avec… tant d’autres amis communs, aujourd’hui tous ou presque tous sont partis… Il nous reste quelques-uns, – oui, parmi eux, le moudjahid et immense poète méconnu, oublié dont je parle, de temps à autre, et dont le nom, M’hamed Aoune, ne semble pas parvenir encore à beaucoup: il est âgé de plus de 85 ans et l’on constate que sa vie lente, pareille à celle de ceux de sa génération, n’a plus assez d’énergie pour entretenir la flamme poétique qui parfois l’aide encore à rêver de quelque vieille et belle histoire dont il est l’unique et naïf spectateur. Mais la chance, le bonheur de ces hommes honorables qui font la culture de leur pays, est que leur public vrai et discret se trouve toujours à leur chevet le jour de leur départ et se rappelle d’eux comme lorsqu’ils étaient en vie. Et ils s’étonnent, nos artistes fabuleux, là où ils sont, de ce bonheur qui dure, après eux.
Mustapha Toumi, Allah yarhamouhou, lui de même s’émerveille de ce que son expression artistique dans les domaines auxquels il s’est essayé avec succès, a enfin connu des prestiges d’existence, de liberté et de respect de la personne humaine. Il me faut signaler et regretter l’absence de textes de Mustapha Toumi, par exemple, dans Espoir et parole – textes algériens recueillis par Denise Barrat, Paris, 1963 ou dans Diwan algérien de J. Lévi-Valensi et J.-E. Bencheikh, Alger, 1967. En attendant la publication des poèmes et des articles de Mustapha Toumi, le lecteur trouvera, je le souhaite, quelque peu, la personnalité de cet Algérien sensible et absolu dans Pour l’Afrique. En voici des extraits: Scarifiés (Scarifiés, mortifiés, l’Afrique vous appelle / réglez vos balafons, accordez vos tebels / et sanglez-vous les flancs du verbe créateur.); Tierce supplique (Soyez témoins ô témoins / Salou ala ennebi ya samaïne / dit le meddah… [...] c’est ainsi que le juge / et il n’y a de juge que Dieu / c’est ainsi que le juge / sage parmi les sages, homme parmi les hommes / jugea et ne jugea pas / [...] car le sage ô juge / pour être juge / doit avoir été et doit / savoir être / à la fois / bourreau / et victime / car ne sait la violence du gourdin / Salou ala ennebi ya samaïne / que celui qui est frappé / ou celui / qui frappe / et l’envoyé a dit / le croyant est au croyant ce que / la brique est à la brique / dit le meddah.»; Lumumba (Ceux qui t’ont tué ô Lumumba n’ont pas tué / ta négritude non / c’est l’Afrique multicolore / qu’ils voulaient abattre en toi / mais / l’Afrique / est follement debout telle un tison brandi / sur les masques peinturlurés des maquignons / et des siphons de l’abattoir. / Tu n’es pas mort non / tu vis / ô Lumumba.»; Rituelles (Afrique de mes souffrances et de ma peau tendue / de mon destin tranché aux aubes polygones [...] tous ces bateaux ma mère / et ces convois de nuit où je servais d’étrave / [...] j’ai peuplé continent ma mère / j’ai peuplé continent. [...] l’ancêtre était debout et debout sa colère / l’ancêtre était obscène et narguait leurs canons / l’ancêtre était tout nu accouplé au soleil / l’ancêtre bouraquait [en note: du mot bouraq, jument ailée] le soleil et la lune / l’ancêtre fredonnait des hymnes de salpêtre / l’ancêtre fulminait et crachait des étoiles.» Il resterait à lire dans Pour l’Afrique la nouvelle Goubia ya Goubia dont le thème lui a été inspiré par mon texte La Neige humaine qui est dans le même ouvrage.
Mustapha Toumi, ton oeuvre renaît dans toutes les consciences ouvertes à l’humain.
(*) POUR L’AFRIQUE
de Mustapha Toumi
SNED, Alger, 1969, 247 pages
19 août 2013
Kaddour M'HAMSADJI