Par Kaddour M’HAMSADJI
Youssef Saïah (à gauche) et Kaddour M’Hamsadji (à droite)
pour l’algérien, lecteur passionné du signe, la lecture est l’une des raisons de vivre, et c’est pourquoi nos purs auteurs s’évertuent à lui expliquer notre temps et à essayer de lui donner par là un sens à sa propre vie.
Je propose ici un libre entretien autour de l’oeuvre, sous la forme d’un livre, que nous présentons chaque semaine, lui, le passionné de littérature Youssef Saïah dans ses émissions «Expression livre», le mardi, sur Canal Algérie et «Papier bavard», le mercredi après-midi sur la Chaîne 3, et moi-même dans ma chronique littéraire «Le Temps de lire», le mercredi, dans le journal L’Expression.
Sans doute la présentation d’un ouvrage écrit est-elle une tâche rude et double: elle englobe l’oeuvre et parfois même l’auteur. Elle demande de la recherche, j’ose dire de la culture, de la modestie, du temps, de l’attention, de la patience, et ce n’est pas assez encore pour s’écarter de ce que cultivent certains présentateurs comme mièvreries débitées et comme tics de suffisance circonstancielle charpentés sur leur visage pour plaire en général au public, pour contenter des caractères influents ou se plaire quelque peu à eux-mêmes. Présentation ou critique d’un livre, c’est chose difficile pour l’honnête homme ou l’honnête femme qui s’y consacre en s’effaçant en toute humilité, sans laisser penser à soi, car c’est le livre qu’il faut d’abord faire connaître et si possible le faire aimer au lecteur potentiel.
Quelle est la réalité spécifique d’une présentation d’ouvrage et son auteur? Est-ce que, Youssef Saïah et moi-même, l’un et l’autre, sommes-nous de simples présentateurs d’ouvrages par hasard, des lecteurs professionnels par vocation ou des critiques littéraires par conviction? Chacun de nous, complétant l’autre en bien des points de nos expériences de lecteurs-présentateurs de livres, a saisi l’opportunité de se confier, si peu soit-il, à ceux qui sont attentifs aux émissions «Expression livre» et «Papier bavard» ou/et à la chronique littéraire «Le Temps de lire».
Youssef Saïah, mon invité, et moi-même, nous essayons dans cette page de L’Expression de donner libre cours – tout en allant au plus court, quitte à y revenir une autre fois – à nos sentiments et à nos souvenirs à propos de nos lectures à côté de nos considérations objectives de faire aimer le livre algérien.
Kaddour M’Hamsadji: – Mon cher Youssef, je dois annoncer à nos lecteurs que je t’ai proposé en vrac quelques questions d’ordre général sur le thème vaste et complexe de la présentation d’ouvrages…
Youssef Saïah: – Il faut dire aussi, mon ami, que tes questions sont tellement fondamentales qu’il est bien difficile d’y répondre succinctement.
K. M’H.: – Essayons tout de même.
Question: Pourquoi cette émission: «Expression livre» à Canal Algérie et «Papier bavard» à la Chaîne III?
Y. S.: – En réalité «Expression Livre» découle de «Papier Bavard», émission qui a débuté en 2000 sur Alger Chaîne III. La radio permet un rapport avec l’auteur totalement différent que celui que je peux avoir à la télévision. En effet, la télé «colore» l’entretien grâce à l’image: attitudes et gestuelles de l’invité. On y voit son livre donc c’est plus «parlant». Cependant, la radio le rend plus mystérieux (juste une voix), on sera plus attentif à son discours, car non réfréné par le visuel. D’une façon générale, les auteurs sont moins stressés à la radio qu’à la télé. Logique, pouvoir du paraître oblige. Mais le concept est le même, un tête-à-tête avec un écrivain durant une heure. Le fait de n’être que deux sur un plateau permet, je crois, de partager avec ceux qui écoutent ou regardent une empathie plus grande envers les oeuvres de l’auteur, une plus grande curiosité. Éviter soit la dispersion soit une connotation purement informative.
K. M’H.: – En ce qui me concerne, j’ai, tout au début de l’indépendance, eu vite envie de présenter des ouvrages d’auteurs algériens, en quelque sorte «rappeler» l’existence d’une littérature nationale algérienne qui, sans aucun doute, était très connue à l’étranger mais, à mon sens, beaucoup moins en Algérie et pas du tout par nos jeunes. J’ai commencé, en 1963, par des notes de lecture simples, informatives, pédagogiques parfois, – notamment dans Atlas-Algérie, la toute première revue culturelle hebdomadaire de l’Algérie indépendante, puis dans des journaux: Le Peuple, El Moudjahid,… À partir de 1972, j’ai produit à la radio, Alger Chaîne III, entre autres émissions, Le Temps de lire. Ce titre est devenu celui de ma chronique littéraire dans L’Expression, depuis 2000. Au vrai, le but essentiel de faire connaître les oeuvres littéraires de nos écrivains a toujours été mon seul souci. Si les livres de nos auteurs ne sont pas présentés chez nous et bien présentés, si nous les ignorons ou si nous les boudons pour une raison ou pour une autre – et pas pour des raisons personnelles, je l’espère -, comment pourrions-nous prétendre que notre littérature est riche, abondante et, à tous égards, pleine d’esprit créatif et de grande valeur esthétique? Car enfin, il faut nous débarrasser de l’affreux complexe, séquelle de la colonisation, qu’il n’y aurait de grandes littératures que chez les autres.
Question: Que représente, pour chacun de nous deux, un rendez-vous avec l’auteur? Comment prépares-tu ton émission?
Y. S.: – Quand je prépare une émission, une fanfare pourrait jouer sous ma fenêtre, je n’y prendrais garde. Peu m’importe lieux ou heures. Lire un ouvrage, je parle de la lecture sur le plan intrinsèque, ce n’est pas cela qui me demande le plus de temps donc de préparation. En fait, le vrai travail commence après. Comment pouvoir créer une véritable distanciation avec l’oeuvre afin de mieux la pénétrer. Le CV de son auteur m’est aussi assez indifférent, de toutes les manières ce qu’il est, ce qu’il aime, ce qui le préoccupe, etc. tout est en filigrane dans chacune de ses oeuvres. À nous d’y prendre garde, d’être attentifs, à nous lecteurs de vraiment savoir le bien lire et non seulement le lire bien, à savoir de la première à la dernière page de son ouvrage, ça c’est vraiment le moins que l’on puisse faire par déontologie.
K. M’H.: – Quant à moi, je suis seul à seul… avec le livre. L’auteur est physiquement absent. Cependant, je m’informe sur lui, si je n’ai rien lu de lui. Mais jamais je ne m’adresse à lui pour avoir une information. Je cherche ailleurs, en dehors de lui. C’est spécialement le livre que j’interroge, et cela me coûte souvent beaucoup de temps, sans compter le temps de le lire, de prendre des notes et de rédiger mon article. Je ne m’en plains pas. Je suis alors tout à fait libre de mes sentiments et… maître de mon goût. J’essaie de déchiffrer la moindre indication d’écriture, de pensée, de culture, pour être objectif, mais pour être assez subjectif, – je ne veux pas être sec. Il y a toujours quelque chose d’intéressant dans un livre… écrit par un auteur algérien et qui éveille l’esprit du lecteur et qui, pourquoi pas, éduque et instruit. Nous avons tous besoin de savoir pour comprendre et surtout pour nous situer dans notre société.
Question: Comment juge-t-on une oeuvre littéraire? Y a-t-il une critique littéraire en Algérie?
Y. S.: – La critique littéraire en Algérie!!! Question attrapoire? Il n’y a, il est vrai, aucune formation pour devenir critique littéraire en Algérie comme ailleurs. On le devient par passion: on est un «gros» lecteur très éclectique, on a une passion pour la graphie, on aime partager cette passion, on est fouineur et surtout toujours ouvert vers les autres formes de la créativité. Je parle ici bien sûr de la critique journalistique et non de la «critique» universitaire, académique qui, ceci dit, ne peut revêtir le nom de critique mais de Recherche. Cela étant posé le critique, ogre avide de nouveautés doit avoir de quoi s’alimenter. Plus la création bondit en avant, plus l’édition se diversifie et s’enracine, plus la diffusion se propage, plus des critiques littéraires pourront exister et s’amélioreront.
K. M’H.: – Je suis tout à fait d’accord avec toi, Youssef. Il faut beaucoup de modestie pour être critique. Peut-être devrions-nous parler de promotion du livre. Il faut que le lecteur ait une grande envie de lire, soit informé et ait accès au livre. Il y a de nombreux moyens vertueux pour inciter à la lecture d’une oeuvre, mais cela suppose d’une part, un intérêt aigu de l’Algérien pour la lecture, d’autre part, une prise de conscience, la nôtre, de la nécessité de tenir constamment en éveil cet intérêt par une information continue et même redondante qui serve la communication littéraire. Tout comme toi, je ne m’autorise pas à faire systématiquement appel à la critique littéraire qui met en jeu des conceptions de juger une oeuvre telle qu’elle se trouve publiée dans son unité de principe: forme, esthétique, contenu, sujet, ambitions, voire l’état d’âme de l’auteur, etc. Cependant, il reste qu’il est indispensable de soumettre l’oeuvre en question aux courants culturels produits par l’histoire de notre société à une époque donnée et que, dans l’intérêt qu’on lui accorde, interviennent évidemment des éléments, certes complexes, mais qui relèvent directement à la fois de notre culture ancienne et de l’idéal littéraire de l’époque dont il s’agit, car aucune oeuvre artistique humaine n’est neutre… Oui, mais cette réflexion mérite un entretien plus long.
Question: À quoi sert le livre? Le rêve, de chacun de nous, consisterait en quoi?
Y. S.: À quoi sert le livre? Pourquoi ce manque d’intérêt aujourd’hui pour la lecture et comment chacun de nous, toi comme moi, pouvons y remédier??? Le livre est avant tout nourriture de l’âme et de l’esprit. Ne confondons pas les deux. Je peux perdre mon âme et rester lucide, voire même créatif en esprit (en bien comme en mal). Le contraire me paraît vrai aussi. Je vois mon travail, mon modeste apport comme un menu. Capter l’attention du futur lecteur par une belle carte et une table joliment dressée, lui servir du mieux que je puisse l’oeuvre écrite et surtout ne pas lui donner de dessert… le dessert c’est les oeuvres de l’auteur à venir, ou des auteurs «avenir», la quête. Laisser sur sa faim le lecteur. Et mon rêve serait que durant le festin, un convive en vienne à me dire: «Hep! garçon, il reste encore du Chapitre Quatre?…»
K. M’H.: – Oui, le livre sert à être lu. Toutefois, le problème est que le livre doit avant tout aller à fond de sympathie par l’expression, la nouveauté du sujet, soit donc par l’intérêt qu’il suscite en nous, en somme par le vrai plaisir, par la vraie jouissance qu’il soulève en nous. Mon rêve est que le livre algérien soit l’art majeur d’éduquer et d’instruire, autrement dit, il doit servir la liberté, l’idéal du bien vivre chez soi… Bref, peut-être, cher Youssef, pourrions-nous prévoir d’autres entretiens approfondis soit ici-même, à la radio ou à la télévision.
Y. S.: – Quand tu voudras, cher ami.
19 août 2013
1.LECTURE, Kaddour M'HAMSADJI