Par Kaddour M’HAMSADJI
Ensemble turc Halil Karaduman et ensemble algérien Ibnou Sina Group sur scène
aller au plus beau des rendez-vous, c’est d’écouter la musique qui donne encore du sens à l’homme sensé.
Notre Temps de lire d’aujourd’hui est spécialement consacré à la musique, ici à une écoute, si j’ose dire, par les yeux. Et ce n’est pas chose insolite, en vérité, car j’ai écrit ce texte en écoutant un CD de la sublime musique verticale, aérienne, cadencée, intitulée Leylâ (poésie d’Ahmet Hamdi Tanpinar), chantée et jouée au qânoûn par Halil Karaduman, accompagné d’un choeur mixte harmonieux et d’un orchestre où les sons de Maître Qânoûn sont attisés finement par ceux des violons, eux-mêmes flottant sous les souffles discrets et solidaires des autres instruments…
Quoi qu’il en soit, jeudi 28 février dernier à 19 h à la salle Ibn Zeydoun de Riadh El-Fath à Alger, un Concert de Musique classique turque et algérienne a été organisé par l’Ambassade de Turquie, et grâce à de nombreux sponsors, en hommage à l’immense artiste turc et regretté Halil Karaduman, prestigieux joueur de qânoûn (cithare orientale). Quelles sont les circonstances qui ont, à la fois, justifié et produit ce spectacle musical ravissant et intensément empreint d’amitié?
Un virtuose du qânoûn
Il a presque suffi seulement à deux hommes libres et indépendants (un Algérien Mohamed Saadaoui et un Turc, le regretté Halil Karaduman), tous les deux joueurs de qânoûn, de se rencontrer à une époque faste (en octobre 2010 à Urfa, Turquie; en avril 2011 à Alger; en octobre 2012, en Turquie, lors du festival international du qânoûn), de s’apprécier et de se lier d’amitié pour que le patrimoine musical de l’un et de l’autre, se rejoignant, les convient à se connaître, à s’enrichir mutuellement de leur expérience, à chanter ensemble le bonheur de la vie humaine… Halil Karaduman, né en 1959 à Birecik dans le district d’Urfa (Turquie), est décédé, en Allemagne, de retour d’un concert le 9 octobre 2012 à l’âge de 53 ans. Virtuose du qânoûn, producteur, compositeur, surtout interprète et enseignant (plus de 100 élèves de qânoûn dans différents pays), il a travaillé avec de nombreux et grands artistes à l’étranger et a publié une méthode révélant son style spécifique dans l’art de jouer de son instrument de musique préféré. En Algérie, il a donné quatre concerts et plusieurs récitals de musique. Son ami et élève Mohamed Saadoui a enregistré, en 2012, en Algérie, un CD instrumental, solo qânoûn, intitulé «Anthologie de la musique ottomane». «C’est, en fait, est-il écrit dans une note, un hommage rendu aux grands compositeurs ottomans et particulièrement à son maître, Halil Karaduman, auprès de qui il a appris les techniques du qânoûn et les aspects théoriques et pratiques de la musique ottomane.» Un projet magnifique était né dans l’esprit de ce grand maître de la musique turque: créer, en Algérie, une école de qânoûn avec Mohamed Saadaoui. Ainsi, l’idée de l’hommage à Halil Karaduman, concrétisée par S.E.M. Adnan Keçeci, ambassadeur de Turquie à Alger, a-t-elle été tout naturellement proposée par M.Mohamed Saadaoui, médecin pédiatre de formation, mais, en cette occurrence, surtout fondateur et directeur technique de l’ensemble algérien «Ibnou Sina Group», en 2010, à Miliana; il est lui-même «musicien de passion», joueur du qânoûn, la cithare sur table. À ce groupe professionnel de cinq musiciens dont la jeune et talentueuse Madjda Bencharif (chanteuse et violoniste), a été associé, l’ensemble turc «Halil Karaduman», comprenant six musiciens dont la célèbre chanteuse, la Voix d’Istanbul, Aylin Þengün Taþçý, sous la direction du Prof. Dr. Muharrem Hakan Cevher, spécialisé dans le domaine de la musique traditionnelle turque et l’invité spécial Tahir Aydoðdu, virtuose du qânoûn et inlassable formateur, conférencier et diffuseur de la musique turque dans de nombreux pays. Il est membre de l’association mondiale des citharistes dont le siège est à Budapest.
Actuellement, il se consacre uniquement au qânoûn, tout en continuant à jouer à la radio d’Ankara et à se charger de cours à l’université de Gazi Eðitim. Après une brève allocution de S.E.M. Adnan Keçeci, et les présentations générales d’usage de l’animateur Abdou Sayah plein d’allant, le Concert commence. Voici sur scène: 1- Du centre à droite, l’ensemble turc «Halil Karaduman»: Aylin Sengün Tasçi (chanteuse), Mehmet Hamdi Demircioðlu (chanteur et musicien), Ahmet Meter (qânoûn), Furkan Bilgi (violoncelle), Enver Meter Aslan (luth), Ferruh Avni Yarkin (prodigieux percussionniste). Les thèmes développés par le groupe sont la musique classique turque dans le style ottoman et andalou. 2- Du centre à gauche, l’ensemble algérien «Ibnou Sina Group»: Madjda Bencharif (chant), Mohamed Saadaoui (qânoûn, chef d’orchestre), Racim Saadaoui (violon), Massinissa Daou (violoncelle), Hamza Snacel (percussion). Les thèmes développés par le groupe sont la musique classique algérienne dans le style andalou et la musique turque. Nous écouterons, vers le dernier moment du concert, exécuté par ces deux ensembles, un heureux florilège algéro-turc de chants et musiques populaires dont, chantée par Aylin Þengün Taþçý, la mythique Leylâ, quelque peu comparable au thème de Medjnoûn Leylâ et de notre Hiziya.
La musique en partage
D’emblée, dans la première partie du concert, la musique jouée par les deux ensembles s’inscrit parfaitement dans la célèbre pensée de Friedrich Nietzsche: «La musique devrait être les mots de l’âme.» Et bien entendu, cette réflexion est appropriée à l’objectif du Concert: rapprocher les âmes algéro-turques. Les spectateurs sont alors saisis par Hicazkar Taksim de Furkan Bilgi, célèbre par ses récitals de musique classique et par ses nombreuses collaborations avec Halil Karaduman.
Le rebâb a donné de la voix, une voix humaine vibrante, caverneuse; elle remue l’être. Intervient un Samai Hicazkar, compositeur: Halil Karaduman, qui annonce et lance une suite Ottomane et andalouse dans le mode Hidjaz/Zidane, mélodie de charme et de mesures fugueuses, rappelant l’Andalousie musulmane, l’illustre patrie de l’Art. Nous avons droit à une polyphonie emportée par les sons des divers instruments en dialogues constants et par l’écho d’un choeur assez chaleureux pour soutenir particulièrement les belles voix des deux chanteuses Aylin la Turque et Madjda l’Algérienne, autant de morceaux de musique Hicaz/hidjâz/classique, par alternance, par exemple: – Seni ben unutmak istemedim (Je ne voulais pas t’oublier). – Kederden mi bilmen (Je ne sais pas si c’est à cause de la tristesse). – Adda Sahilleri (Les plages des îles). – Istikhbar Zidane par Mohamed Saadaoui. – Veli Dede, suivi par Beshraf Zidane du Malouf algérien. – Muhayyer Kürdi (Saz-luth à manche long/Semai-écoute d’une introduction comme dans la nouba). – Insiraf Zidane: ya ghâyet el maqsoûd. – Harbi Zidane du beshraf lekbir du Malouf algérien…
Au cours d’une pause prévue pour les deux groupes, le maître Tahir Aydogdu, représentant les kanunis turcs, joue un samai Muhayyer à la mémoire de Halil Karaduman. Il est évidemment excellent: toute la salle debout l’acclame par des applaudissements et les femmes par de longs youyous aussi.
La seconde partie du concert comprend, en alternance musiques et chants turcs et algériens, par exemple: – Taqsim Muhayyerkurdi par Mohamed Saadaoui. – Samai Muhayyer kurdi compositeur Risat Aysu. – Inqilâb sika du patrimoine algérien. – Taqsim par M.Saadaoui. – Maqâm kurdi, sen kalbimin, chanson turque. – Bir Kizil Goncaya benzer (Tes lèvres ressemblent à un pétale de rose). – Duydum ki unutmussun (J’ai entendu dire que tu as oublié la couleur de mes yeux). – Ya noujoum ellil de Cheikh El Hasnaoui. – Laylâ-Leylâ de Halil Karaduman. – Samai Hidjaz au qânoûn en solo: Ahmet Meter. – Yâ Râyah de Dahmane El Harrachi. – Askin Kanunu (La loi d’amour). – Yarab kalbimin sahibi nerde (Mon Dieu où est le possesseur de mon coeur?),…
Que de modes! Que de rythmes et d’alternances! Que d’émotions, au cours de ce Concert! Que de visages détendus et réjouis! On pouvait bien constater que, non seulement «la musique est la langue des émotions», mais encore que «la plus belle émotion se promène dans l’âme en musique», et tant il est vrai aussi que «rien ne permet plus facilement à deux êtres de devenir amis que de faire de la musique». Aussi ai-je pu penser, en mon âme et conscience, que le plus beau des rendez-vous humains pour construire en commun une amitié est de faire de la musique et de la partager.
(*) Concert de Musique classique turque et algérienne à Alger, Hommage à Halil Karaduman
19 août 2013
Kaddour M'HAMSADJI