Par Kaddour M’HAMSADJI
Manifestations populaires à Alger le 11 décembre 1960
L’imagination poétique restitue le passé, lui donne un soudain relief d’actualité qu’elle enracine dans l’intimité de tout un chacun et émerge dans sa conscience.
C’est bien là aussi l’objet de la poésie, et d’autant qu’elle est poésie de combat, partout à travers le monde, hier comme aujourd’hui, où l’être humain souffre, est privé de ses droits naturels de liberté et d’indépendance, victime de l’injustice et de l’intolérance, bafoué, spolié, soumis sur sa Terre Maternelle. La littérature algérienne, en tous ses genres d’expression, s’est jointe au mouvement de libération nationale, dès l’aube. Avec âme et esprit, avec art et technique, avec foi et raison, la poésie, par exemple, a accompli distinctement et tout naturellement son devoir de présence et de puissance et, surtout, elle n’a pas cessé de multiplier ses formes de résonnances humaines, esthétiques et politiques, indispensables pour faire entendre, à toutes les nations libres, la Voix incorruptible, souveraine, juste du peuple algérien combattant contre le colonialisme absolu.
En ce cinquante-deuxième anniversaire des manifestations populaires et nationalistes du 11 décembre 1960, et célébré en ce Cinquantenaire de l’Indépendance de l’Algérie, l’événement historique, pourtant souvent qualifié de «Diên Biên Phu politique de la guerre d’Algérie», est mal connu, car peu médiatisé, peu d’écrits d’historiens lui ont été consacrés et donc peu enseigné dans nos écoles. Or, il doit être saisi dans sa réalité spécifique et transmis à titre de dépôt sacré à la jeunesse algérienne: le 11 décembre 1960 a prédit la victoire du 19 mars 1962 et cette date même a librement fixé la fête de l’indépendance du 5 juillet 1962.
Bien que ce ne soit pas le sujet à développer ici, car il est seulement proposé d’évoquer le témoignage du poète algérien sur le drame vécu par son peuple tout en lui donnant la parole, rappelons brièvement ce drame qui a élevé haut la dignité de la conscience populaire.
Nos populations des villes et des campagnes, en pleine guerre de libération nationale, ont, du dimanche 11 décembre au dimanche 18 décembre 1960, manifesté avec courage, éclat et fermeté pour l’indépendance de l’Algérie à l’annonce d’une part, de la venue du général de Gaulle à Alger, d’autre part, de la délibération à l’ONU, le 19 décembre 1960, de la «question algérienne». Notamment, ces manifestations ont ainsi prouvé au monde l’adhésion des Algériens au FLN et à l’ALN, de même qu’elles ont été déterminantes dans la capitale Alger et ses quartiers à forte densité populaire totalement nationaliste: Belcourt, Clos Salembier (auj. El Madania), El Qaçba, Climat de France (auj. Oued Koriche), Kouba, El Harrâch, Birkhadem,… D’abord pacifiques, ces manifestations formées d’hommes et de femmes de tout âge, d’adolescents et de jeunes enfants criant des slogans de soutien à la politique d’indépendance de l’Algérie, puis, face aux ripostes meurtrières des Ultras de «l’Algérie française» et à la répression sanglante de l’armée et de la police de l’administration coloniale, elles se sont vite transformées en un soulèvement insurrectionnel, poitrines nues offertes au sacrifice suprême pour que vive l’Algérie libre et indépendante… «Cent trois martyrs et des centaines de blessés seront dénombrés parmi les manifestants, sauvagement réprimés par les forces coloniales.» rapporte la presse internationale en décembre 1960. On y a compté des civils, des personnes âgées, des femmes et des enfants, tel que Farid Maghraoui, 10 ans, premier chahid du Clos Salembier…
Ce douloureux événement – historique et glorieux – a été rapporté ou évoqué dans des pièces poétiques en vers libres, le genre libérant la parole et conforme à l’urgence à dire l’actualité et à la décrire: la souffrance, la détermination et l’espoir populaire du peuple algérien y ont gagné en authenticité. Quelques extraits de poèmes (d’hier ou d’aujourd’hui) sont proposés comme autant de modestes et émouvants hommages-témoignages. Ils ne constituent pas du tout une anthologie du souvenir de l’immense soulèvement populaire du 11 décembre 1960 d’Alger et de toutes les villes d’Algérie. Bien d’autres poèmes existent et de grands poètes aussi, cela mérite de les retrouver et de les recueillir en un volume, en plusieurs volumes, tout à leur belle mesure; ce sera, sans haine, une leçon d’histoire d’un peuple paisible, trop longtemps victime et dont le courage a formidablement mûri pour sa Révolution…
Aujourd’hui 11 Décembre
Une fleur s’élève dans mon jardin / Sur la tombe de mes souvenirs / Aujourd’hui 11 Décembre / Les fleurs sont matinales / Souvenirs ô incendie dans les coeurs endoloris / Viens! que je reconnaisse moi aussi ma mère ma soeur mon épouse / Au fond de ce trouble transparent qui baigne ma mémoire / Aujourd’hui 11 Décembre / Viens! silhouette fragile, mère Zeïneb / Vacillante mais debout mais souriante sur ton corps étendu / Crevé par les échardes broyé par les aciers / Aujourd’hui 11 Décembre / Viens! ma jeune soeur au visage pourpre / Promise au bonheur de l’Algérie future / Ton fiancé pour un baiser tomba dans tes bras brisés / Aujourd’hui 11 Décembre / Viens! mon épouse aux clartés multiples / Pénètre dans mon temple constellé d’amour / Et dis-moi quel souffle t’anima et quelle couronne portes-tu? / Aujourd’hui 11 Décembre / Et je vois dans l’arrière brouillard un printemps / Des champs et des champs de fleurs blanches / Et ces calices chargés de tant de femmes me font fièrement gémir / Aujourd’hui 11 Décembre. (Kaddour M’Hamsadji, Aujourd’hui 11 Décembre 1960, in Oui, Algérie.)
Le peuple de Décembre
(À la petite Mériem qui avait 7 ans et 2 mois à l’époque)
De la lumière, du soleil / des couleurs, des vertiges / des cris, des mouvements / des danses / des défis, des coups de feu / des hurlements, des plaintes / de la lumière, du soleil / des inscriptions, des hystéries / des barricades, des flammes / Le Monoprix et les magasins / de Belcourt / sont brûlés, dévastés. / Ils sont noirs / comme les yeux de la certitude. / Le Clos Salembier. / Le Climat de France / répondent à l’appel du peuple / hommes, femmes et enfants / sont pieds nus dans les rues / armés de bâtons et de barres de fer. / La petite Mériem / avait une balle / dans la cuisse / et le soleil / se pose à l’horizon / les mères, les pères / et les fils de la Casbah / habillés n’importe comment / allant n’importe où / chantant n’importe quoi / étaient présents à l’appel / le peuple de la Casbah / apporte ses fleurs à la révolution. / Les zouaves, les paras / regardaient effrayés / cette force, cette dynamique / foncer sur eux / rue Randon / Ils ont tiré / ils ont tiré sur le peuple. / Mohamed le Noir / le porte- drapeau / tombe le premier, criblé de balles / de la lumière, du soleil / du sang plein les vêtements / et plein les haïks et les robes / de nos mères de nos femmes / et de nos soeurs. / [...] Rue Randon / le peuple descend / sur la rue de La Lyre / des fenêtres, des Européens ont tiré / de la lumière, du soleil / du sang sur nos coeurs / mouillés de larmes / [...] rue Sidi M’hamed Chérif / rue du Centaure, rue du Caton / rue Porte Neuve, rue Brahim Fatah / Zanekate el lahamine / déferlaient sur Bab-El-Oued. / [...] L’école de la rue Médée / devint une infirmerie / le bain maure du Lion de la rue Randon / devint une infirmerie. [...] des C.R.S. des bombes lacrymogènes / des coups de feu, des rafales de mitraillettes / des zouaves, des paras / [...] La petite Mériem / avait une balle / dans la cuisse et le soleil / se pose à l’horizon / Je pose un espoir / sur Décembre / une fleur / sur le peuple / un soleil / sur Mériem / un avenir / sur la Certitude. (Laadi Flici, Le Peuple de Décembre, in La Démesure et le Royaume.)
Serment
Je jure sur la raison de ma fille attachée / Hurlant au passage des avions. / Je jure sur la patience de ma mère / Dans l’attente de son enfant perdu dans l’exode. / Je jure sur l’intelligence et la bonté d’Ali Boumendjel / Et le front large de Maurice Audin / Mes frères mes espoirs brisés en plein élan. / Je jure sur les rêves généreux de Ben M’Hidi et d’Inal. / Je jure sur les silences de mes villages surpris / Ensevelis à l’aube sans larmes sans prières. / Je jure sur les horizons élargis de mes rivages / À mesure que la plaie s’approfondit hérissée de lames. / Je jure sur la sagesse des Moudjahidine maîtres de la nuit. / Je jure sur la certitude du jour happée par la nuit transfigurée. / Je jure sur les vagues déchaînées de mes tourments. / Je jure sur la colère qui embellit nos femmes. / Je jure sur l’amitié vécue sur les amours différées. / Je jure sur la haine et la foi qui entretiennent la flamme / Que nous n’avons pas de haine contre le peuple français. (Bachir Hadj Ali, Serment, in Chants pour le 11 décembre et autres poèmes.)
Décembre 60
Pour nous libérer nous avions tout essayé / La patience, le silence et les cris / Puis l’injustice a délié nos langues À mesure que la colère s’anime. / Nous sommes allés jusqu’aux armes / En labourant la fragile espérance. / On croyait que la vérité était dans l’oubli. / Nos mères meulaient le grain et nos colères. / Jaillissent en Décembre les youyous des femmes / Et sur les terrasses le bruit des casseroles / Enfin le monde a vu en nous des hommes / Nous qui étions si jeunes et si candides. (Abderrahmane Zakad, contribution, 03.11.2012)
Jamais peuple
[...] Jamais peuple pour sa passion, / Après avoir gravi les collines / Et découvert le flot des larves voraces / [...] Jamais peuple pour cette passion ne fut / Autant puni par les profanateurs / et ne lança sous tous les cieux pareils hymnes / De feu et de fureur, de lave et de levain. / Jamais sang plus désarmé, plus farouche / À la recherche des plaines symphonies / Comme les sources désirent les embouchures / Ne gronda aussi longuement, / Volcan sous les kermesses des vanités / N’obsédera par ses fanfares comme sous leurs rafales, / Les veilles des menteurs / Et les midis des démons. / Liberté, liberté, tes messagers qui, en sang, abordent maintenant / Les rivages fiers de nos fronts après la tornade. [...] Ils te diront nos larmes et nos armes / Le désastre de nos corps et la gloire de nos coeurs. (M’hamed Aoune, Jamais peuple, in Éclatez l’aube.)
Algérie
Les graines noires / Qui ont pris vos vies / Les graines noires / sont devenues olives / Les graines noires / Qui ont troué vos ventres / Ne sont plus en acier / Vos enfants en témoignent / Vous êtes morts / Et nous irons arroser / Les oliviers. (Nadia Guendouz, Algérie, in Espoir et parole.)
Paix
[...] Paix sur mes frères emportés, sang reconstruit, fibre à fibre / Paix algérienne, toute de nom surveillé, corolle écarlate et rebelle. / Paix sur mon peuple absolu, Paix-peuple. / [...] Alger des larmes dans ton port vite contenues. / Alger de la croix et des menottes, des bottes et des paras. / Alger du même Alger, des haines officielles. / [...] Algérie du jour immense: ils sont la nuit irréfutable aux haines, plus hauts que les livres. / [...] Ils sont l’histoire réveillée [...] Ils sont les héros de tous, / [...] Ils sont poudre et chanson de ma première patrie. / Ils sont drapeau réparti dans l’héritage furieux de l’aurore. (Nordine Tidafi, Paix, in Le toujours de la patrie.)
Alger la rouge
Ma capitale / Alger éclaboussée / Par la mitraille centenaire. / Ma capitale les mains vides / Vers qui toute colère est tournée. / Froidement, ils ont fusillé le peuple bon. / [...] Alger la rouge / Tu es plus que jamais vivante / [...] Et le sang qui coule dans tes artères / Palpite comme cette flamme / Que rien ne pourra souffler. (Henri Kréa, Paris, 13-14 décembre 1960.)
19 août 2013
Kaddour M'HAMSADJI