J’ai l’insigne honneur de soumettre à votre aimable attention quelques ruminements d’ordre tout à fait personnel, que je me refusais intérieurement d’inscrire dans l’ordre des choses. S’il y a, évidemment, prééminence hiérarchique dans toute structure socio professionnelle, il y a, parcontre, parité dans la perception sensorielle des choses. La joie que procure un événement heureux, ou le malheur que génère un épisode douloureux, sont perçus humainement de la même manière et avec la même acuité. Vous faites partie de la dizaine de supérieurs hiérarchiques sous les ordres desquels j’ai eu à exercer mes fonctions avec des bonheurs différents. Il me souvient, cependant, des situations où votre sollicitation personnelle était mon seul recours, mais que vous avez déclinée réglementairement. Il s’agissait du transfert impérieux de mon conjoint à l’étranger pour soins médicaux. Je quémandais votre appui auprès de la Commission médicale nationale à l’effet de diligenter la procédure de transfert. Pour toute aide, je n’ai eu que ce couperet : « La Commission est souveraine elle relève de la seule autorité de la Caisse nationale de sécurité sociale ! ». Point barre. Je me sentais, ce jour là, infiniment petit. Et dire que j’ai servi pendant plus de 30 ans, le secteur dont relève réellement la dite commission.
Quand j’avais près de la soixantaine et j’arrivais dans votre circonscription territoriale, vous vous êtes posés la question de savoir pourquoi m’a-t-on affecté si loin du Nord, alors que j’étais au seuil de la retraite. L’idée qui vous est venue en premier à l’esprit, c’est que je venais pour bonifier ma pension de retraite future. A l’exercice, j’ai réussi à vous faire changer d’opinion et vous n’étiez pas le seul d’ailleurs. En dépit de votre jeune âge, à peine une poignée d’années plus vieux que mon aîné, vous me tutoyez. Convoqué par votre secrétaire particulier, je pouvais attendre des heures en faisant antichambre. Enfin dans votre antre, vous tendiez souvent la main, avec un stylo dans le creux en marmonnant un bonjour inaudible. Parfois, même, il était difficile de la prendre cette main, de par votre position assise, la distance devenait plus longue que le bras tendu à l’extrême. Il est certain que mon confort ne pouvait constituer que le cadet de vos soucis.
A linverse des collègues de votre chapelle, les autres cadres dont je faisais partie, n’avaient qu’à se débrouiller pour faire équiper leur logement de fonction ou de solliciter de leur tutelle un véhicule de service. Au lendemain d’une permanence hivernale, je consignais sur le registre ad hoc quelques remarques sur les mauvaises conditions d’hébergement des cadres qui assuraient cette obligation. Votre réponse condescendante et à la limite du mépris était: «Et quoi encore, il ne leur manquera plus que la parabole…!»
J’ai souvenance de ce collègue qui gîtait dans une chambre d’internat dans un établissement placé sous sa tutelle, ou de cet autre qui quémandait, faute de véhicule de liaison, le service taxi qu’il était censé contrôler. L’entretien qui se limitait à l’essentiel, n’allait pas plus loin que l’injonction ou dans le meilleur des cas, au vœu qui ne pouvait être interprété que comme un ordre.
Gare à celui qui, lors d’un débat public, tente de rappeler la réglementation ou de défendre un point de vue. Il sera vite repris par cette phrase assassine : « Barkana ! Barkana min el biroukratia » (Assez ! Nous en avons assez de la bureaucratie ». Et c’est ainsi que des présidents de comités des marchés se sont retrouvés face au magistrat instructeur. J’excepte dans le propos, les innombrables responsables de haut rang qui ont toujours assumé leur autorité dans toute sa plénitude. Lors des turbulences guerrières qu’a eu à subir le pays, tout le monde se sentait menacé par l’acte terroriste ; c’est ainsi que des agents subalternes de tout bord en mission dans la capitale étaient munis de bons de commande pour séjour dans les plus grands hôtels de la place algéroise. Ceux qui n’avaient pas votre grâce, même de statut supérieur, n’avaient qu’à se débrouiller pour assurer leur propre prise en charge.
Opéré pour un handicap du membre inférieur et revenu dans mes foyers, je n’ai eu droit qu’à la seule visite de certains de mes collègues. Mon supérieur hiérarchique, ne s’est même pas donné la peine de prendre de mes nouvelles. Et, c’est avec l’assistance de béquilles que je me suis présenté au Cabinet après une assez longue et relative convalescence. On était, toutefois, surpris de me voir dans cet état. Je me rappelle avec une pointe d’amertume, ma mise à l’écart pour cause d’une prétendue déclaration à la presse et qui vous a été rapportée par une meute de laudateurs et dont vous en avez subi, plus tard, le fiel. Sans chercher où se trouvait la vérité, vous me mettiez sous embargo. Vous donniez des ordres pour que je ne sois plus invité aux réunions officielles. Vous étiez même outré de me voir parmi l’assistance, un certain 18 février lors de la commémoration de « Youm Chahid ». La formation pour l’utilisation de l’outil informatique que vous décrétiez pour les cadres dirigeants, m’exemptait nommément. Vous demandiez, sans état d’âme, à vos représentants locaux de noircir le tableau du secteur dont j’avais la charge pour une sacrification réglementaire. Beaucoup d’entre eux, par honnêteté intellectuelle, ne vous ont pas suivi dans votre démarche pour le moins partiale. Il est vrai aussi, que devant aucune résistance vous avez sévi à l’envi. La servilité a amené certains de vos collaborateurs à étrenner des piscines, en tenue de ville pour affirmer leur allégeance. Vous deviez, sans doute, vous délecter de postures humiliantes.
Craignant pour mon devenir tout court, j’ai du solliciter mon départ volontaire pour vous épargner la pose de chausse-trappes et vous priver de la griserie d’une victoire qui ne pouvait être qu’à votre avantage. Entre temps, mes enfants quittaient leurs classes et leurs camarades auxquels, ils venaient à peine de s’habituer. Ce départ précipité a, relativement, interféré dans l’avenir de chacun d’eux. Vos prérogatives élargies au contexte sécuritaire ont fait de vous un homme dont les arrêts étaient sans appel. Aucun de vos pairs ne pouvait contrevenir à votre volonté en dépit, des exactions infligées à l’entourage injustement stigmatisé. A l’inverse des collègues de votre chapelle, je n’eus droit à aucune cérémonie d’adieu, je partais comme je suis venu en silence. A l’annonce de votre départ après avoir été remisé, des femmes de ménages fêtaient l’évènement dans l’allégresse des you-you. La communauté humaine est grégaire par instinct, faites du tort à un seul des ses membres, elle s’en souviendra durablement.
15 août 2013
Farouk Zahi