Par Kaddour M’HAMSADJI
À l’Époque de l’institution coloniale, on constatait un symptôme effrayant: on distinguait les «Européens» et les «musulmans» pour surévaluer la minorité des Français d’Algérie…
… Et «sur le plan de la symbolique inconsciente», l’Arabe restait l’Étranger, l’homme au couteau dont la lame, prometteuse de libération et d’indépendance, lance ses feux sous l’ardent soleil d’Algérie. En ce sens, on redécouvre, lors d’une relecture de L’Étranger, un certain humour de Camus: la pensée, la langue et la conduite des personnages et, à l’évidence, les choses, sont constamment inscrites dans l’«absurde» d’un monde désespéré de lui-même.
Mohand Smaïl de Hibr Éditions a eu la bonne idée de prendre en charge la publication en Algérie du célèbre essai Les Français d’Algérie (*), paru en 1961, du judicieux historien français Pierre Nora, né le 17 novembre 1931 à Paris. L’intérêt à lire, aujourd’hui cet ouvrage – de plus, dans la même réédition que celle de chez Christian Bourgois 2012 (Julliard) – tient à l’actualité toujours vive de son sujet et à l’édition qui est effectivement «revue et augmentée, précédée de ´´Cinquante ans après´´ et suivie d’un document inédit de Jacques Derrida, ´´Mon cher Nora…´´», – Jacques Derrida, ce «petit Juif d’Alger» (ainsi note familièrement Benoît Peeters, son premier biographe) est devenu «le philosophe français le plus traduit dans le monde».
Le Cinquantenaire de l’Indépendance redonne son actualité au livre
Quelques mots sur Pierre Nora. Il a subi pendant sa jeunesse les affres de l’époque nazie en France. Après la guerre, il a étudié à Paris. En 1958, il est agrégé d’histoire. Le 7 juin 2001, il est élu à l’Académie française. Depuis 2007, il préside l’association «Liberté pour l’histoire»… Il a bien connu l’Algérie, car il a enseigné à Oran de 1958 à 1960. En 1961, il a publié un essai intitulé Les Français d’Algérie -.
Ses travaux portent alors désormais sur le «sentiment national» et tout particulièrement sur «sa composante mémorielle». De «l’histoire du présent» à l’élaboration d’une problématique générale de la mémoire historique contemporaine, il en fait son activité intellectuelle de prédilection. De nombreux voyages d’étude le mèneront dans différents pays d’Amérique et d’Asie. S’occupant de l’édition d’ouvrages sur l’histoire, il publie de nombreux documents et essais et crée la «Bibliothèque des sciences humaines» (1966), la collection «Témoins» (1967), la «Bibliothèque des histoires» (1970). Il dirige la revue Le Débat, depuis 1980. Ses ouvrages principaux de ces dernières années sont: 2008 – Liberté pour l’histoire, en collaboration avec François Chandernagor (CNRS Éditions), 2011 – Historien public (Gallimard), 2011 – Présent, nation, mémoire (Gallimard), 2013 – Esquisse d’ego-histoire, suivi de L’historien, le pouvoir et le passé (Desclée de Brouwer). Il s’est opposé à la loi du 23 février 2005. «Cette loi, dont l’alinéa 2 de l’article 4 a été abrogé le 15 février 2006, établissait que les programmes de recherche devaient accorder plus d’importance à la place de la présence française outre-mer et que les programmes scolaires devaient en reconnaître le rôle positif.»
Parmi ses écrits, on signale des discours sur des sujets circonstanciés, notamment celui prononcé le 30 novembre 2006 en séance publique annuelle à l’Académie française: Discours sur la vertu. D’emblée, il précise son propre sentiment et annonce l’orientation qu’il lui assigne. «Pour qui a la faiblesse, déclare-t-il, de prendre au sérieux la vertu – c’est mon cas -, un paradoxe s’impose comme une évidence massive: l’époque est obsédée de vertu, et le mot lui-même est devenu imprononçable.»
Comme l’observation de Pierre Nora dans la présente édition (2013) de son livre me semble plus pertinente que tout autre commentaire que l’on pourrait proposer, je la reproduis intégralement: «Cet essai a paru en mars 1961, au moment le plus dramatique et incertain de la guerre d’Algérie. Le cinquantenaire de l’indépendance est l’occasion de lui redonner son actualité en le republiant tel quel, avec l’introduction de Charles-André Julien et l’«avertissement au lecteur» qui en justifiait la publication. J’y ajoute une longue lettre de Jacques Derrida, les principales critiques du moment parues dans la presse, ainsi qu’un indexe biographique et une table des sigles destinés à replacer dans leur contexte personnages et événements. Une préface retrace l’histoire de ce livre et jette sur lui un regard rétrospectif. Je remercie Olivier Salvatori qui a contribué à enrichir cette réédition et a veillé scrupuleusement sur sa réalisation.»
La réalité d’hier, Histoire aujourd’hui
Le ton intransigeant et le propos responsable de la préface de Pierre Nora portent comme un flambeau puissant très éclairant sur une époque où la personne humaine n’avait pas eu à l’évidence souvent la figure du droit et donc de la Justice. Mais bientôt, pour ceux dont la conscience se maintenait en éveil quoi qu’il en coûtât – à l’exemple rare du regretté et grand militant, Henri Alleg (1921-2013) de la cause nationale algérienne -, on parlait de «guerre» et non d’«événements». On sait, rappelle Pierre Nora, que «c’est en 1999 seulement que le Parlement reconnut la légitimité de la qualification «guerre d’Algérie». Pourtant, ainsi que Pierre Nora l’avait prédit: «La réalité décrite au présent peut, d’un jour à l’autre, devenir de l’histoire. Elle correspond néanmoins à ce que j’ai vu pendant mon séjour en Algérie, de l’été 1958 à l’été 1960.» Là, incontestablement, Pierre Nora a formé, en quelque sorte, son empreinte d’historien avisé et de bonne volonté. Tout naturellement, l’ouvrage est-il alors judicieusement intitulé Les Français d’Algérie, tout en développant avec sérénité les faits relevant du sentiment, de la politique et toujours dans le plein respect de ce que la vertu des uns peut apporter à celle des autres, et c’est bien là le secret de l’historien racé et résolu: «Pour ma part, précise-t-il dans un de ses discours, je ne vois qu’une seule explication. Mais j’ose à peine la formuler car si elle est juste, elle va loin: c’est que, de nos jours, le Bien n’est plus saisissable que par son contraire, le Mal.» Hélas! cela est encore vrai. En effet, dans cette section 1 de son essai, Pierre Nora traite longuement en six chapitres (pp. 69-245) et finement des événements qui configurent Les Français d’Algérie en soulignant leur sentiment profond, proclamé avec acharnement et violence: «Ici la France». On comprend ce message lancé en début de chapitre: «Les Français d’Algérie ne veulent pas être défendus par la Métropole, ils veulent en être aimés.»
La section 2 est consacrée à la lettre de Jacques Derrida. On ne peut être sourd au cri du coeur du philosophe navré et néanmoins ami fidèle de l’auteur historien. «Mon cher Nora», ce syntagme prédicatif, si j’ose dire, forme une grande valeur émotionnelle et d’emblée, par la magie de cette expression «Mon cher Nora», bouscule la fatalité têtue qu’entendent délier différemment «les Français d’Algérie» et «les Algériens de l’Algérie». La section 3 abrite un «Dossier critique» où ont été publiés en France des articles dans la presse de 1961 au sujet de l’essai Les Français d’Algérie. On peut lire des textes d’une exceptionnelle valeur historique et critique pure sous la plume ferme d’Albert-Paul Lentin (in France Observateur, 13 janvier 1961), Jean Lacouture (in Le monde, 29 avril 1961) et Germaine Tillion (in L’Express, 18 mars 1961). La section 4 classe des «Annexes»: un riche index biographique et une table des sigles, ainsi les personnages et les événements cités sont aisément retrouvés dans le corpus.
Ma conclusion est simple, et je l’extrais un peu au hasard des «Cinquante ans après», titre de la préface de Pierre Nora à son livre Les Français d’Algérie, page 27. Cet extrait mérite ici ou ailleurs, sans aucun doute, un commentaire, et d’autant qu’en ce mois sacré de Ramadhâne 1434, éminemment spirituel, social et éducatif, des pitreries, annoncées comme émissions populaires, culturelles et artistiques, dans certaines de nos télévisions, nous soulèvent le coeur à l’heure de l’Iftâr, déprimant le mérite, – et «zapper» c’est encore plus navrant. Je propose, en conséquence, à mes lecteurs ce court paragraphe écrit par Pierre Nora s’adressant aux Français: «Il est presque impossible aujourd’hui, pour qui n’a pas vécu ces sept interminables années, de comprendre l’intensité des passions investies dans l’affaire algérienne. Un demi-siècle plus tard, l’indépendance paraît un acquis naturel, une évidence historique à laquelle seuls s’opposent quelques gros colons récalcitrants et une poignée de militaires prêts à tout pour conserver leur conquête…» De nouveau, me vient à la pensée ce dicton de chez nous: «Wal hadîth, qiyâs! Et le propos est à l’exacte mesure de l’intention!»
(*) Les Français d’Algérie de Pierre Nora, Hibr Éditions, Alger, 2013, 343 pages
12 août 2013
Kaddour M'HAMSADJI, Les amis d'Algérie