Par Kaddour M’HAMSADJI
Il y a bien des manières de jeter le mauvais sort sur une oeuvre humaine, en l’occurrence La Boûqâla, le jeu de la boûqâla: un symbolisme presque universel.
On annonce que le musée national des Arts traditionnels et populaires organise, avec la contribution de l’Association «Les Amis de la rampe Louni Arezki» (El Qaçba, zemân d’Alger), une soirée ramadhanesque, dans le rite citadin algérois, ce mercredi 31 Juillet 2013 à 22 heures à Dâr Khadaouadj El Amia, rue Mohamed Malek, dans l’ancien quartier «Soûq el Djamaa», de la Casbah-Alger. Il y aura, apprend-on, un récital de poésie (Yacine Ouabed, Rabah Haouchine, Rachid Rezzagui), du chant chaabi (El Hadj Rahmouni) et… une présentation de la «boûqâla»: déclamation de bouâqal par Mme Hamadou Ouerdia, centenaire, née le 1er octobre 1913.
Je voudrais ébaucher très rapidement, sinon une réflexion, une brève évocation qu’on n’a pas coutume de penser ensemble pour savoir et comprendre ce jeu de société, appelé couramment «el boûqâla» et dont le caractère, à l’origine féminin puis plus tard mixte, repose surtout sur les circonstances historiques de sa création. En effet, les poésies improvisées toujours en arabe parlé et récitées par les femmes au cours de cette séance de réconfort moral mutuel sont inspirées d’un pan, aujourd’hui oublié, de la guerre de course en Méditerranée (XVIe-XVIIe siècle). Ces femmes avaient un mari, un fils, un fiancé, un frère, un oncle, parti en mer pour protéger nos côtes et, le cas échéant, combattre l’ennemi. Longtemps, avant moi, à cette poésie orale, épique et populaire se sont intéressés des ethnologues français (Doutté, en 1909, Desparmet, en 1913) et des chercheurs algériens (Youssef Oulid Aïssa, en 1947, Mohammed Benhadji Serradj, en 1951, Saadeddine Bencheneb, en 1956). Ils ont publié des séries d’articles de circonstance, sur ce sujet, sans toutefois en approfondir les apports essentiels qui enrichissent incontestablement notre patrimoine culturel immatériel. À ce «Jeu de la Boûqâla», qui a son rituel précis, j’ai consacré, à la suite d’un travail de longue haleine, de recherche, de vérification et de mise au point, un ouvrage sous le même titre, paru en 1989 à l’OPU (Alger) pour essayer de mieux en faire connaître l’histoire, les origines, les éléments (poèmes et accessoires: ustensile boûqâla, eau, kânoûn ou nâfakh [brasero], ingrédients odoriférants,…), la fonction, le public et la façon de le pratiquer. Cela dit, encore que dans les années 70/80, j’ai eu, accompagné de plusieurs grands comédiens pour la récitation des poèmes et de Djamel Benhabylès pour la réalisation technique, la joie de présenter «Le Jeu de la boûqâla» à la radio chaîne 1 et chaîne 3, au centre culturel «Nâdi Aïssa Messaoudi» de la radio algérienne (5 octobre 2006), et j’en ai trop souvent parlé dans des conférences.
Qu’est-ce que «la boûqâla»?
Au cours des soirées du mois sacré de Ramadhâne – parfois en d’autres moments propices de l’année – il est fréquent que dans les vieilles familles de l’Algérois (Casbah et les environs) ainsi que dans celles de certaines villes portuaires (Dellys, Béjaïa, Cherchell, Ténès,…) et de l’intérieur (Blida, Koléa, Miliana, Médéa,…), on tient des séances récréatives et culturelles du jeu dit de la boûqâla. Au cours de ces séances très conviviales, familiales ou entre voisines, dans les soirées fraîches, par exemple, sur les terrasses de la Casbah, toute baignée de clair de lune, on organise «une bouîqla» (diminutif familier et agréable chez les Algérois avertis) pour écouter, entre femmes, de merveilleuses poésies féminines, recueillies et transmises oralement d’une génération à la suivante, très courtes et pleines d’espérance qui libèrent l’esprit en lui procurant le plaisir infini de pouvoir trouver bientôt une solution à ses difficultés de la vie sociale ou de réaliser ses voeux, – car, en ces temps de danger constant de nombreux jeunes gens des villes du pays allaient dans les ports s’engager dans la marine militaire algérienne. Du poème récité, on tirait un fâ’l (un bon présage ou un bon augure). Dans ce «jeu», qui n’est qu’un jeu, entre l’usage d’un accessoire matériel: la boûqâla, un récipient réfrigérant en terre cuite, très apprécié, autrefois, par les citadins pour boire de l’eau fraîche en été. Le court poème récité spécialement dans le jeu en question est, par métonymie, «une boûqâla», – à noter que le pluriel «bouâqal» de «boûqâla» est, chez les connaisseurs, le seul admis ici; le pluriel «boûqâlâte» est alors péjoratif, et il désigne plutôt les ustensiles, les pots en terre, chez le fakhârdji, le potier… Mais en vérité, de nos jours, peu, parmi nos jeunes et moins jeunes, savent ce qu’il en est exactement des origines historiques de «La boûqâla» en tant que poésie orale et beaucoup se hasardent à inventer des poèmes dits «nouveaux» qui n’ont aucun lien avec le contexte historique que je viens d’évoquer. Je reconnais, mû par je ne sais quelle générosité maladroite, que la structure de l’authentique boûqâla, son rythme, sa rime, sa vivacité, son humour, son humeur, la délicatesse et la subtilité des pensées véhiculées sont souvent assez justes. Mais nous savons qu’en toute beauté apparente, toujours le fond transparaît et exige sa vérité première: être authentique ou être apocryphe. Il n’est de poème dit «boûqâla» que celui qui se rapporte à la guerre de course, aussi vrai que l’on puisse dire des poèmes de combat, ceux de la Révolution, écrits durant la guerre d’Algérie. Des femmes professeurs d’Université m’ont proposé d’écouter des «boûqâlâte» (!) qualifiées de «nouvelles» sur des thèmes de la vie moderne: elles «parlent» de marché, de légumes, des querelles de voisinage, des rencontres entre filles et garçons… et que sais-je encore? C’est en quelque sorte du copié-collé sans aucune nuance d’intelligence ou de talent.
Une création authentique populaire algérienne
Aussi, depuis plus de cinquante ans d’indépendance, constatons-nous, en conséquence, lors des fêtes (mariage, circoncision, sâba,…) la distribution de petits billets «surprises» roulés dans lesquels sont écrites des bouâqal dont la plupart n’en sont pas du tout. De même, assistons-nous quelquefois à la télévision et à la radio, à des spectacles qui affaiblissent souvent la valeur de ce jeu de société et dénaturent ses éléments en particulier les pièces orales qui lui sont propres et qui développent un engouement incessant chez les jeunes et une vive nostalgie chez les personnes les plus âgées.
Ainsi donc, la boûqâla, qui n’est jamais chantée dans le jeu, qui, par sa forme et son contenu, rappelle le «hawfî» de Tlemcen, le «mouwâl», mélodie d’Orient et le «mouwachchah», autrefois et encore aujourd’hui, est-elle considérée comme un divertissement intellectuel enchanteur. Elle procure du plaisir et éveille l’esprit. Elle est reconnue, par les chercheurs étrangers beaucoup plus que par nos concitoyens, comme une création authentique populaire algérienne, unique dans les littératures populaires anciennes ou modernes. La Boûqâla, si l’on veut bien l’étudier, exerce aisément la fonction d’une littérature orale comme miroir, car il y a de la culture, de l’histoire, de la civilisation, un discours d’une société ancienne inquiète de son destin, courageuse et pleine d’espérance.
Le fond de chaque poème-boûqâla résonne d’une page d’histoire nationale importante (El qarçana, la guerre de Course en Méditerranée, XVIe-XVIIe siècle), la forme est manoeuvrée par un métalangage dont il faut inventer ou réinventer le lexique social de l’époque, d’où les plusieurs niveaux possibles de l’analyse qui excitent l’esprit de celui qui se prête à ce jeu caractéristique d’une époque historique de l’Algérie qui devait combattre en mer pour se protéger des envahisseurs étrangers dont les visées déclarées consistaient à occuper les ports pour organiser leur économie extérieure et contrôler le commerce international en Méditerranée en ouvrant des comptoirs dans nos villes côtières et si nécessaire en pénétrant loin dans nos terres pour s’y installer.
Il serait bien sûr très intéressant d’entrer dans le détail du déroulement de ce jeu et d’éprouver «la parole de la boûqâla» lors de la séance de l’épreuve et de la contre-épreuve, d’y croire peut-être ou de s’en amuser. Au reste, nul participant n’en est dupe, et ce poème-boûqâla, dit-on à juste raison, «mâ yanfa, mâ yadhar, il n’est pas utile et ne fait pas de mal non plus.» Précisons que dans les bouâqal, des thèmes très divers sont traités dont les trois grands thèmes:
1- Celui de la vie populaire quotidienne et des événements historiques. 2- Celui de l’amour sous toutes ses formes et de ses conséquences. 3- Celui du genre poétique andalou et de l’influence de la nature.
Maintenant, je rends grâces à Dieu Très-Haut de ce que j’ai pu terminer sur mon ordinateur cet «impossible» Temps de lire consacré à la boûqâla, malgré les trop fréquentes coupures d’électricité, les chutes de tension – qui ont eu raison des prouesses de mon onduleur -, le bruit angoissant et agaçant des appareils ménagers, et j’offre de grand coeur aux gens d’El Qaçba, zemân et, à travers eux, à ceux des villes de naissance de ce jeu sain, une boûqâla qui, traduite en français, ne prétend pas donner la totale et fine saveur de l’originale en arabe parlé algérois. La voici:
Cette Coupole à Bâb el-Ouâd, regardez-la bien, mes amis, / À qui appartient-elle? / Elle est à celui qui possède un lustre d’or et un chapelet de cristal. / Dieu de Monseigneur Sîdî Abd ar-Rahmân a le pouvoir d’exaucer mes voeux et de rendre mon coeur joyeux.
(*) Le jeu de la boûqâla de Kaddour M’Hamsadji, Office des Publications Universitaires (OPU), Alger, 236 pages.
12 août 2013
Kaddour M'HAMSADJI