Souvenirs de famille ou l’ange garde-chiourme
Nous habitions une petite maison aux Saintes-Maries-de-la-Mer où mon père était établi bandagiste.
C’était un grand savant. Un homme très comme il faut et d’une rectitude de vie qui commandait le respect ; chaque matin les moustiques lui piquaient la main gauche, chaque soir il perçait les cloques avec un cure-dents japonais et des petits jets d’eau se mettaient à jaillir. C’était très beau, mais cela faisait rire mes frères, alors mon père giflait l’un d’entre eux au hasard, s’enfuyait en pleurant et s’enfermait dans la cuisine qui lui servait de laboratoire.
Là, il travaillait silencieusement et près de lui, Marie-Rose, notre vieille bonne, préparait le dîner. Des bardes de lard et des bandages herniaires traînaient sur le buffet, et des bocaux remplis de cerises à l’eau-de-vie voisinaient avec d’autres où baignaient doucement dans l’alcool des vers solitaires et des bébés inachevés.
Distraite, la vieille confondait quelquefois la cloche à fromage avec la machine pneumatique ou bien elle pressait ingénument la purée de marrons avec le tampon buvard, et quand, tant bien que mal, le repas était prêt, mon père sonnait de la trompe et tout le monde se mettait à table.
Les mouches et tous les rampants du pays grouillaient sur la nappe, et les cafards sortaient du pain en se faisant des politesses et tout ce petit peuple courait à ses affaires, se planquait sous les assiettes, plongeait dans le potage et nous croquait sous la dent.
Il y avait aussi un Prêtre; il était là pour l’Éducation; il mangeait.
Mon père était l’inventeur d’une jambe artificielle perfectionnée ; sa fortune était liée à celle de la Revanche ; aussi, à chaque repas, évoquait-il en hochant douloureusement la tête le calvaire des cigognes françaises captives dans les clochers de Strasbourg.
L’abbé l’écoutait avec émotion, puis, se levant d’un coup, comme un dieu qui sort de sa boîte, la bouche pleine et brandissant sa fourchette, il lançait l’anathème contre l’école sans Dieu, les ménages sans enfants, les filles sans pantalons et la capitale ivre d’ingratitude.
Et puis c’était la jambe, la fameuse jambe.
— Vous saisissez, l’abbé, disait mon père, une vraie jambe pour ainsi dire, une jambe plus vraie que nature. Une jambe de coureur, légère et douce, une jambe de plume et qui se remonte comme un réveil !
Et, me regardant, puis regardant mes frères avec une immense tendresse, il cherchait à deviner lequel d’entre nous, plus tard, aurait la chance de porter sur sa poitrine la croix des braves et sous son pantalon l’objet d’art, la délicieuse mécanique, la jambe paternelle !
D’une voix qui s’avinait peu à peu, il parlait de ma pauvre mère « morte si jeune et si belle que des inconnus en pleuraient » ; il roulait enfin sous la table en tirant la nappe comme un suaire.
On allait se coucher, le lendemain en se levait, ainsi, tous les jours, les jours faisaient la queue les uns derrière les autres, le lundi qui pousse le mardi qui pousse le mercredi et ainsi de suite les saisons.
Les saisons, le vent, la mer, les arbres, les oiseaux. Les oiseaux, ceux qui chantent, qui partent en voyage, ceux qu’on tue; les oiseaux plumés, vidés, mangés cuits dans les poèmes ou cloués sur les portes des granges.
La viande aussi, le pain, l’abbé, la messe, mes frères, les légumes, les fruits, un malade, le docteur, l’abbé, un mort, l’abbé, la messe des morts, les feuilles vivantes, Jésus-Christ tombe pour la première fois, le Roi Soleil, le pélican lassé, le plus petit commun multiple, le général Dourakine, le Petit Chose, notre bon ange, Blanche de Castille, le petit tambour Bara, le Fruit de nos entrailles, l’abbé, tout seul ou avec un petit camarade, le renard, les raisins, la retraite de Russie, Blanche de Bastille, l’asthme de Panama et l’arthrite de Russie, les mains sur la tablé, J.-C. tombe pour la nième fois, il ouvre un large bec et laisse tomber le fromage pour réparer des ans l’irréparable outrage, le nez de Cléopâtre dans la vessie de Cromwell et voilà la face du monde changée, ainsi on grandissait, on allait à la messe, on s’instruisait et quelquefois on jouait avec l’âne dans le jardin.
Un jour, mon père reçut la Roséole de la légion d’honneur et perdit beaucoup de cheveux, il bégaya aussi un peu et prit l’habitude de parler tout seul; l’abbé le regarda en hochant tristement la tête.
L’abbé, c’était un homme en robe avec des yeux très mous et de longues mains plates et blêmes ; quand elles remuaient, cela faisait assez penser à des poissons crevant sur une pierre d’évier. Il nous lisait toujours la même histoire, triste et banale histoire d’un homme d’autrefois qui portait un bouc au menton, un agneau sur les épaules et qui mourut cloué sur deux planches de salut, après avoir beaucoup pleuré sur lui-même dans un jardin, la nuit. C’était un fils de famille, qui parlait toujours de son père — mon père par-ci, mon père par-là, le Royaume de mon père, et il racontait des histoires aux malheureux qui l’écoutaient avec admiration, parce qu’il parlait bien et qu’il avait de l’instruction.
Il dégoitrait les goitreux et, lorsque les orages touchaient à leur fin, il étendait la main et la tempête s’apaisait.Il guérissait aussi les hydropiques, il leur marchait sur le ventre en disant qu’il marchait sur l’eau, et l’eau qu’il leur sortait du ventre il la changeait en vin ; à ceux qui voulaient bien en boire il disait que c’était son sang.
Assis sous un arbre, il parabolait : « Heureux les pauvres d’esprit, ceux qui ne cherchent pas à comprendre, ils travailleront dur, ils recevront des coups de pied au cul, ils feront des heures supplémentaires qui leur seront comptées plus tard dans le royaume de mon père. »
En attendant, il leur multipliait les pains, et les malheureux passaient devant les boucheries en frottant seulement la mie contre la croûte, ils oubliaient peu à peu le goût de la viande, le nom des coquillages et n’osaient plus faire l’amour.
Le jour de la pêche miraculeuse, une épidémie d’urticaire s’abattit sur la région ; de ceux qui se grattèrent trop fort, il dit qu’ils étaient possédés du démon, mais il guérit sur-le-champ un malheureux centurion qui avait avalé une arête et cela fit une grosse impression.
Il laissait venir à lui les petits enfants ; rentrés chez eux, ceux-ci tendaient à la main paternelle qui les fessait durement la fesse gauche après la droite, en comptant plaintivement sur leurs doigts le temps qui les séparait du royaume en question.
Il chassait les marchands de lacets du Temple : pas de scandale, disait-il, surtout pas de scandale, ceux qui frapperont par l’épée périront par l’épée… Les bourreaux professionnels crevaient de vieillesse dans leur lit, personne ne touchant un rond, tout le monde recevait des gifles, mais il défendait de les rendre à César.
Ça n’allait déjà plus tout seul, quand un jour le voilà qui trahit Judas, un de ses aides. Une drôle d’histoire : il prétendit savoir que Judas devait le dénoncer du doigt à des gens qui le connaissaient fort bien lui-même depuis longtemps, et, sachant que Judas devait le trahir, il ne le prévint pas.
Bref, le peuple se met à hurler Barabbas, Barabbas, mort aux vaches, à bas la calotte et, crucifié entre deux souteneurs dont un indicateur, il rend le dernier soupir, les femmes se vautrent sur le sol en hurlant leur douleur, un coq chante et le tonnerre fait son bruit habituel.
Confortablement installé sur son nuage amiral, Dieu le père, de la maison Dieu père fils Saint-Esprit et Cie, pousse un immense soupir de satisfaction, aussitôt deux ou trois petits nuages subalternes éclatent avec obséquiosité et Dieu père s’écrie : « Que je sois loué, que ma sainte raison sociale soit bénie, mon fils bien-aimé a la croix, ma maison est lancée ! »
Aussitôt il passe les commandes et les grandes manufactures de scapulaires entrent en transe, on refuse du monde aux catacombes et, dans les familles qui méritent ce nom, il est de fort bon ton d’avoir au moins deux enfants dévorés par les lions.
— Eh bien, eh bien, je vous y prends, petits saltimbanques, à rire de notre sainte religion. Et l’abbé qui nous écoutait derrière la porte arrive vers nous, huileux et menaçant.
Mais depuis longtemps ce personnage, qui parlait les yeux baissés en tripotant ses médailles saintes comme un gardien de prison ses clefs, avait cessé de nous impressionner et nous le considérions un peu comme les différents ustensiles’ qui meublaient la maison et que mon père appelait pompeusement « les souvenirs de famille » : les armoires provençales, les bains de siège, les poteaux-frontière, les chaises à porteurs et les grandes carapaces de tortue.
Ce qui nous intéressait, ce que nous aimions, c’était Costal l’Indien, c’était Sitting-Bull, tous les chasseurs de chevelures ; et quelle singulière idée de nous donner pour maître un homme au visage pâle et à demi scalpé.
— Petits malheureux, vous faites pleurer votre bon ange, n’avez-vous pas honte? dit l’abbé.
Nous éclatâmes de rire tous ensemble et Edmond, celui de mes frères à qui on attachait les mains la nuit depuis qu’il avait eu la stupide candeur de trop parler à confesse, prit la parole.
— Assez, l’abbé, assez. Gardez pour vous vos stupides histoires d’anges gardes-chiourme qui rôdent la nuit dans les chambres, allez faire vos dragonnades ailleurs et sachez qu’à partir d’aujourd’hui, dans cette maison, ce ne seront plus les coccinelles mais les punaises qui porteront le nom de bêtes à bon Dieu. J’ai dit.
Et la bagarre éclate, l’abbé lève le bras pour frapper, je me baisse et mords l’abbé à la cuisse, il hurle, je cours à la cuisine pour me rincer la bouche, je reviens et mon père arrive à son tour en hurlant.
— Vilains petits messieurs, vous ne ferez pas votre première communion! La honte s’empare de lui, le tord en deux, lui donne un coup au foie et le jette dans un fauteuil, une touffe de cheveux à la main.
Puis, se levant subitement, il va droit à l’abbé : « Quant à vous, filez, vous n’avez pas réussi, comme c’était convenu, à faire prendre à ces enfants le messie pour une lanterne; d’ailleurs, d’ailleurs vos plaisanteries avec Marie-Rose et …sacré nom de Dieu, foutez-moi le camp. Et tout de suite ! »
— Vous ne me le direz pas deux fois, dit l’abbé. Sa pomme d’Adam se met à rouler dans sa gorge comme une boule de naphtaline dans un vieux gilet de flanelle, il baisse le regard et s’enfuit très digne, à reculons.
— Martyr, c’est pourrir un peu, dit mon père d’une voix très douce et, enlevant son pantalon, il le plie soigneusement, le met sous son bras et descend dans le jardin en chantant à tue-tête une chanson qui nous sembla alors particulièrement effroyable.
C’était le Credo du paysan avec un petit mélange de Timélou la mélou pan pan ti mela padi la melou cocondou la Baya.
Effrayés, nous étions dans notre chambre quand Marie-Rose nous apporta une lettre et s’écroula sur le sol en hurlant : « Monsieur est parti, parti, parti!… »
Je lus la lettre à haute voix : « Mes enfants, considérez-vous comme orphelins jusqu’à mon retour peu probable. Ludovic. »Cette lettre nous parut d’autant plus surprenante que notre père portait depuis toujours le nom de Jean-Benoît.
— C’est nous les maîtres du bordel, dit mon frère le vicieux.
J’avais dix ans, j’étais l’aîné, je devenais chef de famille et, m’accoudant à la fenêtre, je sentis la barre d’appui qui craquait sous le poids de mes responsabilités.
Nous prîmes le demi-deuil, ripolin noir jusqu’à la ceinture et guêtres blanches le dimanche, et une nouvelle vie commença, un peu différente de la précédente, mais toujours lune et soleil alternativement.
Un soir, la bonne s’enfuit après avoir étouffé le chien; c’était sa manie d’ailleurs d’étouffer les animaux : dans le pays on l’appelait l’ogresse et le bruit courait qu’elle avait essayé avec l’âne, mais que l’âne l’avait mordue.
Un de mes frères attrapa le tétanos et mourut. On s’ennuyait épouvantablement, tous les jours ressemblaient au dimanche ; dans la rue les gens marchaient sérieusement, verticalement, et sur la plage, ils se déshabillaient, se baignaient, se noyaient, se sauvaient, se rhabillaient et se congratulaient avec une désolante ponctualité ; tout s’en mêlait, le pain sur le paillasson, le monsieur qui vient pour le gaz et les cloches pour les morts, pour ceux qui se marient.
Une ou deux fois par mois un gros propriétaire organisait des courses de taureaux : c’était ma seule distraction.
On mettait les taureaux sur un rang, derrière une corde ; un bonhomme tirait un coup de pistolet, un autre coupait la corde et les taureaux partaient au grand galop et faisaient plusieurs fois le tour de l’église. Le premier arrivé était châtré en grande pompe et prenait le titre de bœuf.
C’est un jour de courses que je regardai de très près et pour la première fois les yeux d’une petite fille. Il faisait très chaud très lourd, il y avait des gens qui sentaient la sueur et la nourriture, d’autres qui se battaient à coups de fourche et qui appelaient les taureaux par leur nom.
Un grand imbécile avait glissé sa large main dans le corsage d’une femme pour chercher, disait-il, un trèfle à quatre feuilles; tous les voisins riaient, la femme se laissait faire, la main montait et redescendait jusqu’aux fesses, les taureaux passaient et repassaient au grand galop et la femme poussait des petits cris en remuant son dos et ses fesses. Tout le monde criait, gueulait et tous les cris s’en allaient dans la campagne, enveloppés de moustiques et de poussière.
Près de moi, une petite fille, les dents plantées dans la balustrade, regardait les taureaux courir.
Soudain elle me pince le bras jusqu’au sang, se tourne vers moi et me dit : « Regarde Hector, il est tombé. »
Un jeune taureau est allongé sur le sol, tranquille, on dirait qu’il rêve, les hommes qui ont parié pour lui jettent des pierres et des mégots sur cet animal impassible.
— C’est le taureau de ma maison, dit la petite fille en riant, il s’est laissé tomber exprès, il est rusé, il ne veut pas être châtré, et il a bien raison.
« Tu sais, les gens qu’on châtre, c’est épouvantable, ils ont les yeux éteints, ils ont de la mort sur la figure.
« Regarde mes yeux à moi, ils sont vivants, ils dansent comme ceux d’Hector, les tiens aussi, ils racontent!
« Je t’ai vu une fois à la messe, tu étais avec d’autres garçons, tu n’aimes pas ça, hein? moi non plus, mais quand ils font marcher leur petite sonnette et que tout le monde se met à quatre pattes, je reste toujours debout, personne ne me voit, je domine.
« Il y a un prêtre qui demeure chez toi, un bœuf, quoi! c’est terrible, tu sais, il y a des femmes qui sont prêtres, avec de grands oiseaux blancs sur la tête et un nez tout mince, tout mince, on devrait les habiller en homme, ce serait plus juste. »
Je l’écoute — avant, je n’avais jamais écouté personne — je l’écoute et je voudrais lui dire qu’elle vienne à la maison, que tout le monde est parti, que c’est moi le chef, mais la course est finie et la foule nous sépare.
Les hommes et les femmes se piétinent, il y en a qui bavent, je saigne du nez, on m’entraîne, on me couche.
Quarante de fièvre et l’abbé grand comme une tour qui cloue mon père sur l’armoire à glace, la glace se casse et au fond d’un trou la petite fille allongée dans l’herbe avec, entre les dents, un petit sachet de lavande.
Guéri, je sus son nom : elle s’appelait Étiennette, c’était la fille de l’équarisseur d’Aigues-Mortes ; moi, je l’appelais Coquillage parce qu’elle m’avait pincé dans une foule qui ressemblait à la mer.
Je pensais tous les jours à elle, mais Aigues-Mortes était pour moi une ville très lointaine et le nom même de cette ville me faisait atrocement peur.
A la maison, la liberté commençait à nous gêner, nous attendions quelque chose de nouveau, le retour de notre père, par exemple.
Un jour, j’allai chercher l’âne dans le jardin et, mes frères m’aidant, je le portai au grenier après l’avoir coiffé d’une petite casquette anglaise avec deux trous pour les oreilles.
Chaque matin nous allions rejoindre l’animal et, suivant un tour strictement établi, nous demandions tristement à la pauvre bête qui regardait par la fenêtre :
— Sir âne, sir âne, ne vois-tu rien venir?
Si stupide, si niais que puisse paraître à un monsieur correct et instruit un semblable manège, il n’en est pas moins vrai qu’un matin, très tôt, l’âne se met à braire en agitant sa casquette, réveille toute la ville et, sautant par la fenêtre, galope à la rencontre d’un nuage de poussière qu’il ramène aussitôt sur son dos.
Le tout en cinquante-sept secondes, chronométrées par mon frère Ernest le sportif.
Le nuage de poussière, c’était notre pauvre père vêtu d’un vieux costume de sport et coiffé d’un sombrero mexicain.
Il nous regarde silencieusement et nous compte. Voyant qu’il en manque un, il écrase furtivement une larme sur sa joue comme une punaise sur un mur et, prenant le plus petit d’entre nous sous son bras, il le fesse méthodiquement.
Le petit hurle et mon père s’écrie :
— Je n’ai pas mangé depuis trois semaines, le déjeuner est-il prêt? Le hasard. Notre vieille bonne Marie-Rose, qui ne craignait personne pour les coïncidences, est là, fidèle, au poste, un chien tout neuf dans ses bras pour remplacer l’autre.
— Monsieur est servi, murmure-t-elle avec une touchante simplicité.
— Je n’aime pas le chien, répond mon père, j’en ai mangé en Chine et je trouve cela mauvais.
Ah, sublime quroquipi, charmant quiproquo familial, ce vieux papa prodigue, cette vieille servante, ce vieil âne dans cette vieille maison avec les vieux arbres de ce vieux jardin!
Comme autrefois, le père sonne de la trompe et nous nous dirigeons au pas cadencé vers la salle à manger.
Mais sitôt le déjeuner commencé, sitôt servi le potage à la tortue, le père se lève avec de singulières lumières dans les yeux, grimpe sur le buffet et piétine sauvagement les hors-d’œuvre tout en tenant un discours assez décousu.
— De la tortue, ça, vous voulez rire! servez-moi la tortue dans sa carapace d’origine ou alors ce n’est plus un repas de famille.
« Servez-moi la glace dans son armoire, et l’armoire dans son arbre, ou donnez-moi simplement de la jambe de poulet, mais n’essayez pas avec moi, n’essayez pas, vous dis-je, j’ai vu trop d’arbres, des arbres comme ceux d’ici, chauves l’hiver, frisés l’été, plus grands ou plus petits mais d’un bois à vous dégoûter des guéridons, et les crocodiles aussi, d’ailleurs, je ne peux plus les blairer, entendez-moi, salés, je dis les gros crocodiles, les énormes, ceux qui pleurent de honte à la vue d’un sac à main et tous les grands animaux nuisibles à l’agriculture qui vont chercher du boulot dans les manufactures.
« Et le jour de Noël, je revenais en pirogue, on ne savait pas quoi faire, rire en plein air, manger de l’homme, boire l’urine des morts, ou chanter la chanson.
« Tout nu, les jambes pareilles, je m’endors sur le sable et voilà votre mère morte qui vient manger dans ma main, brouter mon poil.
« Je gueule, je me réveille et les voilà tous autour de moi, les grands encroupés d’eau douce, les zouaves, les chiens du commissaire, les missionnaires à queue prenante.
« Ils m’ont chauffé mon bifton, mon petit ticket de quai et m’ont laissé pour mort en plein désert avec un chameau dans la gorge,
« Rendez-vous compte, salés, voyez-les opérer, ils posent un bouton de col sur le sable, le bouton brille et le nègre vient.
« Le nègre se baisse et ils lui plantent un crucifix ou un tricolore dans le dos.
« Moi qui vous cause, j’étais tout seul, comme un petit baigneur dans un pétrin mécanique, tout seul avec les autruches.
« C’est facile (qu’ils disaient) pour savoir l’heure : soufflez-leur dans les yeux.
« Ça vous casse une jambe d’un coup de patte et quand on peut en poisser une, c’est une autruche qui avance, ou qui retarde, j’en ai vu une qui avalait des réveils, ça sonnait, ça faisait peur.
« Et pourtant quand j’étais jeunot, c’était dur pour me posséder; j’ai plongé un juteux dans le baquet aux eaux grasses, et, hoquet par hoquet, je lui ai rendu les honneurs militaires.
« Ils m’ont sapé dur, dix ans! mais qu’est-ce que j’ai eu là-bas comme girons, ils lavaient mon linge, ils mâchaient ma viande.
« En revenant j’ai connu votre mère, je faisais Poléon à la terrasse des cafés avec un vieux chapeau mou, tout de suite je l’ai eu dur pour elle, je me suis défendu à la trouvaille, à la sauvette.
« Et puis on s’est retiré, on s’est mis au pain bénit, et je vous ai possédés, petit monde, le coup des petits jets d’eau c’était avec un soulève-plat.
« Aujourd’hui, salés, j’en ai ma claque, je suis à la traîne, ridé, foutu.
« Foutu, je suis foutu, honnête, j’suis dévoré de la légion d’honneur… »
Mais il tombe du buffet, raide, si raide qu’on dirait du meuble qu’il craque et que c’est une planche qui tombe.
La porte s’ouvre soudain et barbu, jovial, méconnaissable, l’abbé apparaît, un bonnet de police crânement posé sur la tonsure et des bandes molletières dépassant sous la soutane.
— Ça y est, dit-il, ça y est, ah, mes enfants, mes chers petits enfants!
« Être patient et être poire, ça fait deux, ça ne pouvait pas durer, enfin la fille aînée de l’Église se réveille, c’est une véritable croisade!
« Des voleurs, des Huns ! En 70 ils ont volé nos pendules pour qu’on n’entende pas sonner l’heure de la revanche, ils ont volé le plan de la femme-torpille et celui du paquetage carré.
« Des sauvages ! Ils ont tout pillé, ils ont brûlé Jeanne d’Arc et, si on les avait laissés faire, ils auraient tondu le Lion de Belfort en caniche.
« Mais heureusement que nous sommes un peu là, et que celui (avec un geste vers la suspension) qui est Là-Haut est un peu là aussi.
« Pas vrai, les enfants? mais qu’est-ce, qu’est-ce qui se passe? » Et se penchant sur notre père, il essaie de le ranimer et lui parle de la jambe, la fameuse jambe sur qui le pays compte.
Mais il ne suffit pas d’une histoire de jambe artificielle et sans doute imaginaire pour réveiller un homme mort. L’abbé se lève et, le petit doigt sur la couture de la soutane, récite la prière des agonisants.
Une femme passe la tête par la porte entr’ouverte, un sein lui sort du corsage, elle interpelle l’abbé.
— Viens donc, gros monstre, je te ferai la petite sœur des pauvres en ciseaux !
L’abbé interrompt sa prière, et regarde la femme en riant.
C’est la guerre, dehors le tocsin sonne. Tout le monde court, tout le monde s’embrasse, on boit, on se pince les fesses, on fait des jeunes pour la prochaine.
C’est la guerre; le soir, deux bergers, deux idiots de village, enfermés dans une grange, se couperont la gorge pour ne pas y aller.
On ne les enterrera pas à l’église ni plus tard sous l’arc de triomphe : c’est toujours cela de gagné.
1930.
9 août 2013
Jacques PRÉVERT