Les grandes inventions
Écoutez comme elle craque le soir l’armoire
la grande armoire à glace
la grande armoire à rafraîchir
la grande armoire à glace à rafraîchir la mémoire des lièvres
Il y a un lièvre dans chaque tiroir
et chaque lièvre dans le froid rafraîchi
comme un fruit glacé
comme un marron glacé
se trouve comme ça soudain
plongé dans son passé
mais ils ne se rappellent rien du tout
les lièvres
Mais l’homme savent a beau perfectionner les meubles
et supplier tremblant de fièvre
les lièvres
et faire l’aimable
Voyons voyons
je suis le professeur Cocon
J’ai déjà inventé le ver à. soie
vous n’allez pas me faire ça à moi
allons allons rappelez-vous
d’où venez-vous
où étiez-vous autrefois
mais les lièvres ne répondent pas
Alors le professeur installe
un grand nouveau système d’horlogerie
avec un sablier à pédale
des calendriers à coulisses
et puis un très petit arbre généalogique
avec des lapins à musique
Et puis l’infra-rouge
et le système bleu
mais rien ne bouge
c’est lamentable
dans la tête des lièvres
Il a beau se donner un mal de chien
le pauvre malheureux
mnémotechnicien
toutes ces petites bêtes
ah vraiment c’est trop bête
n’en font qu’à leur tête
Alors il tourne autour des meubles
la tête dans ses mains
et il pleure
et il pleure
Soudain il sent ses mains mouillées per les pleurs
Tiens et voilà
que je pleure maintenant
Hélas! C’est la grande pitié
des armoires à lièvres de France
Oh! lièvres
vous n’allez tout de même pas laisser pleurer un professeur
allons faites un petit effort
lièvres souvenez-vous
descendez-vous du singe
ou bien du kangourou
Lièvres
ne voyez-vous pas
comme je suis malheureux
voyons faites un tout petit effort
ce n’est tout de même pas une affaire
que de se rappeler
puisque tout le monde le fait
Lièvres
je vous en prie
souvenez-vous du jour
du fameux jour
où la tortue est arrivée avant vous
Mais du tiroir aux lièvres
aucune réponse ne vient
Tristes petits ingrats
et sales petits vauriens
pense le professeur
Et il s’assoit par terre
la tête dans les deux mains
Ah vraiment il y a des soirs comme cela
où on se demande si la terre tourne bien
et pourtant elle tourne
Et Dieu la fait tourner
c’est un fait
Dieu est bon il fait bien ce qu’il fait
c’est ce sale petit monde de lièvres
qui est mauvais
Et voilà ce bon professeur
qui rêve d’une machine à perfectionner le civet
Mais tout de même il se secoue
il lutte contre le découragement
Il se répète dans son petit soi-même
En avant en avant
En avant en avant
et il refait ses calculs
il vérifie la preuve par l’œuf
et toutes les preuves qu’il faut
et ses calculs sont justes
et sans aucun défaut
Soudain il sursaute et l’inquiétude s’installe dans sa tête
et la sueur froide
Mais alors
si mes calculs sont justes
c’est sûrement mes lièvres qui sont faux
Il se précipite vers l’armoire
mais la glace est fondue
parce que c’est le printemps
tous comme un seul homme
les lièvres ont fichu le camp
Ne vous désolez pas professeur
les lièvres s’en vont
mais les tiroirs restent
C’est la vie.
9 août 2013
Jacques PRÉVERT