Les ravages de la délicatesse
Un homme achète un journal puis le jette après l’avoir à peine parcouru.
Quelqu’un court derrière lui et le rattrape…
« Monsieur, vous avez fait tomber votre journal.
- Merci, dit l’homme
- Il n’y a pas de quoi, c’est la moindre des choses », reprend l’autre qui s’éloigne…
et l’homme n’ose jeter le journal à nouveau…et il le lit…et, noir sur blanc, apprend
une nouvelle qui modifie a vie.Énervé et traqué il ne sait plus où il est, demande son chemin à un passant,
le passant s’arrête et avec joie, gentiment, lui explique longuement la marche à
suivre : c’est tout près, à deux pas.Soudain l’homme se rappelle : ce n’est pas du tout cela, et même c’est tout à fait
la direction opposée, mais l’autre qui s’éloignait se retourne et sourit et l’homme
suit le chemin indiqué par le passant.Il ne peut absolument pas faire autrement, il ne peut pas blesser ce passant
si aimable et le voilà perdu dans un absurde dédale, et la nuit tombe, et il
rencontre une femme qu’il a perdue de vue depuis cinq ans. Il lui lit la nouvelle parue
dans le journal, elle fond en larmes, tombe dans ses bras et sur eux le malheur
s’acharne exactement comme autrefois.L’homme et la femme, à nouveau, ne sont plus qu’un seul être, supplicié par
leurs quatre vérités.
8 août 2013
Jacques PRÉVERT