Chanson de la Seine
La Seine a de la chance
Elle n’a pas de soucis
Elle se la coule douce
Le jour comme la nuit
Et elle sort de sa source
Tout doucement sans bruit
Et sans se faire de mousse
Sans sorti de son lit
Elle s’en va vers la mer
En passant par Paris
La Seine a de la chance
Elle n’a pas de soucis
Et quand elle se promène
Tout le long de ses quais
Avec sa belle robe verte
Et ses lumières dorées
Notre-Dame jalouse
Immobile et sévère
Du haut de toutes ses pierres
La regarde de travers
Mais la Seine s’en balance
Elle n’a pas de soucis
Elle se la coule douce
Le jour comme la nuit
Et s’en va vers le Havre
Et s’en va vers la mer
En passant comme un rêve
Au milieu des mystères
Des misères de Paris.
8 août 2013 à 3 03 03 08038
En été comme en hiver
Jacques PRÉVERT
Recueil : « Spectacle »
En été comme en hiver
dans la boue dans la poussière
couché sur de vieux journaux
l’homme dont les souliers prennent l’eau
regarde au loin les bateaux.
Près de lui un imbécile
un monsieur qui a de quoi
tristement pêche à la ligne
Il ne sait pas trop pourquoi
il voit passer un chaland
et la nostalgie le prend
Il voudrait partir aussi
très loin au fil de l’eau
et vivre une nouvelle vie
avec un ventre moins gros.
En été comme en hiver
dans la boue dans la poussière
couché sur de vieux journaux
l’homme dont les souliers prennent l’eau
regarde au loin les bateaux.
Le brave pêcheur à la ligne
sans poissons rentre chez lui
Il ouvre une boîte de sardines
et puis se met à pleurer
Il comprend qu’il va mourir
et qu’il n’a jamais aimé
Sa femme le considère
et sourit d’un air pincé
C’est une très triste mégère
une grenouille de bénitier.
En été comme en hiver
dans la boue dans la poussière
couché sur de vieux journaux
l’homme dont les souliers prennent l’eau
regarde au loin les bateaux.
Il sait bien que les chalands
sont de grands taudis flottants
et que la baisse des salaires
fait que les belles marinières
et leurs pauvres mariniers
promènent sur les rivières
toute une cargaison d’enfants
abimés par la misère
en été comme en hiver
et par n’importe quel temps.
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8 août 2013 à 3 03 05 08058
Fête
Jacques PRÉVERT
Recueil : « Spectacle »
Dans les grandes eaux de ma mère
je suis né en hiver
une nuit de février
Des mois avant
en plein printemps
il y a eu
un feu d’artifice entre mes parents
c’était le soleil de la vie
et moi déjà j’étais dedans
Ils m’ont versé le sang dans le corps
c’était le vin d’une source
et pas celui d’une cave
Et moi aussi un jour
Comme eux je m’en irai
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8 août 2013 à 3 03 11 08118
La couleur locale
Jacques PRÉVERT
Recueil : « Spectacle »
Comme il est beau ce petit paysage
Ces deux rochers ces quelques arbres
et puis l’eau et puis le rivage
comme il est beau
Très peu de bruit un peu de vent
et beaucoup d’eau
C’est un petit paysage de Bretagne
il peut tenir dans le creux de la main
quand on le regarde de loin
Mais si on s’avance
on ne voit plus rien
on se cogne sur un rocher
ou sur un arbre
on se fait mal c’est malheureux
Il y a des choses qu’on peut toucher de près
d’autres qu’il vaut mieux regarder d’assez loin
mais c’est bien joli tout de même
Et puis avec ça
le rouge des roses rouges et le bleu des bluets
le jaune des soucis le gris des petits gris
toute cette humide et tendre petite sorcellerie
et le rire éclatant de l’oiseau paradis
et ces chinois si gais si tristes et si gentils…
Bien sûr
c’est un paysage de Bretagne
un paysage sans roses roses
sans roses rouges
un paysage gris sans petit gris
un paysage sans chinois sans oiseau paradis
Mais il me plaît ce paysage-là
et je peux bien lui faire cadeau de tout cela
Cela n’a pas d’importance n’est-ce pas
et puis peut être que ça lui plaît
à ce paysage-là
La plus belle fille du monde
ne peut donner que ce qu’elle a
La plus belle fille du monde
je la place aussi dans ce paysage-là
et elle s’y trouve bien
elle l’aime bien
Alors il lui fait de l’ombre
et puis du soleil
dans la mesure de ses moyens
et elle reste là
et moi aussi je reste là
près de cette fille-là
A côté de nous il y a un chien avec un chat
et puis un cheval
et puis un ours brun avec un tambourin
et plusieurs animaux très simples dont j’ai oublié le nom
Il y a aussi la fête
des guirlandes des lumières des lampions
et l’ours brun tape sur son tambourin
et tout le monde dans une danse
tout le monde chante une chanson.
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8 août 2013 à 3 03 17 08178
Les enfants qui s’aiment
Jacques PRÉVERT
Recueil : « Spectacle »
Les enfants qui s’aiment s’embrassent debout
Contre les portes de la nuit
Et les passants qui passent les désignent du doigt
Mais les enfants qui s’aiment
Ne sont là pour personne
Et c’est seulement leur ombre
Qui tremble dans la nuit
Excitant la rage des passants
Leur rage leur mépris leurs rires et leur envie
Les enfants qui s’aiment ne son là pour personne
Ils sont ailleurs bien plus loin que la nuit
Bien plus haut que le jour
Dans l’éblouissante clarté de leur premier amour.
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8 août 2013 à 3 03 21 08218
Les ravages de la délicatesse
Jacques PRÉVERT
Recueil : « Spectacle »
Un homme achète un journal puis le jette après l’avoir à peine parcouru.
Quelqu’un court derrière lui et le rattrape…
« Monsieur, vous avez fait tomber votre journal.
- Merci, dit l’homme
- Il n’y a pas de quoi, c’est la moindre des choses », reprend l’autre qui s’éloigne…
et l’homme n’ose jeter le journal à nouveau…et il le lit…et, noir sur blanc, apprend
une nouvelle qui modifie a vie.
Énervé et traqué il ne sait plus où il est, demande son chemin à un passant,
le passant s’arrête et avec joie, gentiment, lui explique longuement la marche à
suivre : c’est tout près, à deux pas.
Soudain l’homme se rappelle : ce n’est pas du tout cela, et même c’est tout à fait
la direction opposée, mais l’autre qui s’éloignait se retourne et sourit et l’homme
suit le chemin indiqué par le passant.
Il ne peut absolument pas faire autrement, il ne peut pas blesser ce passant
si aimable et le voilà perdu dans un absurde dédale, et la nuit tombe, et il
rencontre une femme qu’il a perdue de vue depuis cinq ans. Il lui lit la nouvelle parue
dans le journal, elle fond en larmes, tombe dans ses bras et sur eux le malheur
s’acharne exactement comme autrefois.
L’homme et la femme, à nouveau, ne sont plus qu’un seul être, supplicié par
leurs quatre vérités.
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8 août 2013 à 3 03 25 08258
On
Jacques PRÉVERT
Recueil : « Spectacle »
C’est un mardi vers quatre heures de l’après-midi
Au mois de février
Dans une cuisine
Il y a une bonne qui vient d’être humiliée
Au fond d’elle-même
Quelque chose qui était encore intact
Vient d’être abîmé
Saccagé
Quelque chose qui était encore vivant
Et qui silencieusement riait
Mais
On est entré
On a dit un mot blessant
A propos d’un objet cassé
Et la chose qui était encore capable de rire
S’est arrêtée de rire à tout jamais
Et la bonne reste figée
Figée devant l’évier
Et puis elle se met à trembler
Mais il ne faut pas qu’elle commence à pleurer
Si elle commençait à pleurer
La bonne à tout faire
Elle sait bien qu’elle ne pourrait rien faire
Pour s’arrêter
Elle porte en elle une si grande misère
Elle la porte depuis si longtemps
Comme un enfant mort mais tout de même
encore un petit peu vivant
Elle sait bien
Que la première larme versée
Toutes les autres larmes viendraient
Et cela ferait un tel vacarme
Qu’on ne pourrait le supporter
Et qu’on la chasserait
Et que cet enfant mourrait tout à fait
Alors elle se tait.
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8 août 2013 à 3 03 25 08258
Sanguine
Jacques PRÉVERT
Recueil : « Spectacle »
La fermeture éclair a glissé sur tes reins
Et tout l’orage heureux de ton corps amoureux
Au beau milieu de l’ombre
A éclaté soudain
Et ta robe en tombant sur le parqué ciré
N’a pas fait plus de bruit
Qu’une écorce d’orange tombant sur un tapis
Mais sous nos pieds
Ses petits boutons de nacre craquaient comme des pépins
Sanguine
Joli fruit
La pointe de ton sein
A tracé une nouvelle ligne de chance
Dans le creux de ma main
Sanguine
Joli fruit
Soleil de nuit
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