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Alicante Jacques PRÉVERT Recueil : « Paroles »

8 août 2013

Jacques PRÉVERT

Alicante  Jacques PRÉVERT Recueil : Alicante

Jacques PRÉVERT
Recueil : « Paroles »

Une orange sur la table
Ta robe sur le tapis
Et toi dans mon lit
Doux présent du présent
Fraîcheur de la nuit
Chaleur de ma vie.

À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

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96 Réponses à “Alicante Jacques PRÉVERT Recueil : « Paroles »”

  1. Artisans de l'ombre Dit :

    Au hasard des oiseaux
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    J’ai appris très tard à aimer les oiseaux
    je le regrette un peu
    mais maintenant tout est arrangé
    on s’est compris
    ils ne s’occupent pas de moi
    je ne m’occupe pas d’eux
    je les regarde
    je les laisse faire
    tous les oiseaux font de leur mieux
    ils donnent l’exemple
    pas l’exemple comme par exemple Monsieur Glacis
    qui s’est remarquablement courageusement conduit pendant la guerre ou l’exemple du petit Paul qui était si pauvre et tellement honnête avec ça et qui est devenu plus tard le grand Paul si riche et si vieux si honorable et si affreux et si avare et si charitable et si pieux
    ou par exemple cette vieille servante qui eut une vie et une mort exemplaires jamais de discussions pas ça l’ongle claquant sur la dent pas ça de discussion avec monsieur ou avec madame au sujet de cette affreuse question des salaires
    non
    les oiseaux donnent l’exemple
    l’exemple comme il faut
    exemple des oiseaux
    exemple des oiseaux
    exemple les plumes les ailes le vol des oiseaux
    exemple le nid les voyages et les chants des oiseaux
    exemple la beauté des oiseaux
    exemple le cœur des oiseaux
    la lumière des oiseaux.

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  2. Artisans de l'ombre Dit :

    Aux champs…
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    Il y a
    paraît-il
    dans une roseraie
    une rose
    qu’on appelle Veuve inconsolable du regretté Président Doumergue
    c’est triste
    c’est regrettable
    il y a
    ou plutôt
    il y a eu
    un homme qui a écrit ces mots
    Demain sur nos tombeaux les blés seront plus beaux
    c’est triste
    c’est regrettable
    parce que le blé ne pousse pas
    précisément
    sur les tombeaux des hommes qui sont tombés
    pour que monte ou descende
    le cours du blé
    ou même le cours de la pensée du charbon ou des fleurs
    et pourtant on peut voir
    gravée par de très honorables graveurs
    sur l’effroyable billet de banque
    sur l’épouvantable billet de faveur
    la stupide gravure en couleur
    l’affligeante et provocante image de labeur
    où malgré lui le travailleur
    est soigneusement représenté
    tout joyeux le rire sur les lèvres
    et l’outil à la main
    ou bien
    éclatant de santé
    dans un ravissant paysage d’été
    et fauchant en chantant alertement les blés
    mais on ne voit jamais
    l’image simple et vraie
    le travailleur en sueur et fauché comme les blés
    c’est triste
    c’est regrettable
    mais les gerbes sont liées
    le travailleur aussi
    avec leurs grands billets les grands favorisés
    se sont payé sa tête
    et son corps tout entier
    avec tout le travail de toutes ses années
    toutes les gerbes sont liées
    chaque grain est compté
    chaque geste capté
    chaque fleur arrachée
    le blé monte et descend
    en même temps que l’argent
    en même temps que le sucre
    en même temps que l’acier
    et le compte du travailleur
    est sagement réglé
    à l’octroi de Profit
    la guerre est déclarée
    et sur la terre encore fraîchement remuée
    dans les ruines des villes par eux-mêmes bâties
    ceux qui étaient les plus vivants et les plus forts
    les plus gais
    les meilleurs
    restent là immobiles couchés aux champs d’honneur
    la tête dans la mort et la fleur au fusil
    la mémorable fleur de leur si simple vie
    et la fleur à son tour
    doucement se pourrit
    la fleur des amours la fleur des amis
    et sur ce champ d’honneur
    d’honneurs et de profits
    un peu plus tard
    sur ce champ d’honneur soigneusement nivelé
    toute seule
    la fleur artificielle
    la rose invraisemblable
    la fleur à faire vomir
    la fleur à faire hurler
    la veuve inconsolable du Président untel
    blême et rose chou-fleur atrocement greffé
    ignoble végétal stupidement simulé
    encore une fois
    de force
    et avec le concours assuré de la musique militaire
    est accrochée épinglée rivée
    à la boutonnière de la terre
    de la terre abîmée
    de la terre solitaire
    de la terre saccagée bafouée et désolée
    désespérée
    endimanchée.

    1936

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  3. Artisans de l'ombre Dit :

    Barbara
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    Rappelle-toi Barbara
    Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là
    Et tu marchais souriante
    Épanouie ravie ruisselante
    Sous la pluie
    Rappelle-toi Barbara
    Il pleuvait sans cesse sur Brest
    Et je t’ai croisée rue de Siam
    Tu souriais
    Et moi je souriais de même
    Rappelle-toi Barbara
    Toi que je ne connaissais pas
    Toi qui ne me connaissais pas
    Rappelle-toi
    Rappelle-toi quand même jour-là
    N’oublie pas
    Un homme sous un porche s’abritait
    Et il a crié ton nom
    Barbara
    Et tu as couru vers lui sous la pluie
    Ruisselante ravie épanouie
    Et tu t’es jetée dans ses bras
    Rappelle-toi cela Barbara
    Et ne m’en veux pas si je te tutoie
    Je dis tu à tous ceux que j’aime
    Même si je ne les ai vus qu’une seule fois
    Je dis tu à tous ceux qui s’aiment
    Même si je ne les connais pas
    Rappelle-toi Barbara
    N’oublie pas
    Cette pluie sage et heureuse
    Sur ton visage heureux
    Sur cette ville heureuse
    Cette pluie sur la mer
    Sur l’arsenal
    Sur le bateau d’Ouessant
    Oh Barbara
    Quelle connerie la guerre
    Qu’es-tu devenue maintenant
    Sous cette pluie de fer
    De feu d’acier de sang
    Et celui qui te serrait dans ses bras
    Amoureusement
    Est-il mort disparu ou bien encore vivant
    Oh Barbara
    Il pleut sans cesse sur Brest
    Comme il pleuvait avant
    Mais ce n’est plus pareil et tout est abimé
    C’est une pluie de deuil terrible et désolée
    Ce n’est même plus l’orage
    De fer d’acier de sang
    Tout simplement des nuages
    Qui crèvent comme des chiens
    Des chiens qui disparaissent
    Au fil de l’eau sur Brest
    Et vont pourrir au loin
    Au loin très loin de Brest
    Dont il ne reste rien.

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  4. Artisans de l'ombre Dit :

    Cet amour
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    Cet amour
    Si violent
    Si fragile
    Si tendre
    Si désespéré
    Cet amour
    Beau comme le jour
    Et mauvais comme le temps
    Quand le temps est mauvais
    Cet amour si vrai
    Cet amour si beau
    Si heureux
    Si joyeux
    Et si dérisoire
    Tremblant de peur comme un enfant dans le noir
    Et si sûr de lui
    Comme un homme tranquille au milieu de la nuit
    Cet amour qui faisait peur aux autres
    Qui les faisait parler
    Qui les faisait blémir
    Cet amour guetté
    Parce que nous le guettions
    Traqué blessé piétiné achevé nié oublié
    Parce que nous l’avons traqué blessé piétiné achevé nié oublié
    Cet amour tout entier
    Si vivant encore
    Et tout ensoleillé
    C’est le tien
    C’est le mien
    Celui qui a été
    Cette chose toujours nouvelles
    Et qui n’a pas changé
    Aussi vraie qu’une plante
    Aussi tremblante qu’un oiseau
    Aussi chaude aussi vivante que l’été
    Nous pouvons tous les deux
    Aller et revenir
    Nous pouvons oublier
    Et puis nous rendormir
    Nous réveiller souffrir vieillir
    Nous endormir encore
    Rêver à la mort
    Nous éveiller sourire et rire
    Et rajeunir
    Notre amour reste là
    Têtu comme une bourrique
    Vivant comme le désir
    Cruel comme la mémoire
    Bête comme les regrets
    Tendre comme le souvenir
    Froid comme le marbre
    Beau comme le jour
    Fragile comme un enfant
    Il nous regarde en souriant
    Et il nous parle sans rien dire
    Et moi j’écoute en tremblant
    Et je crie
    Je crie pour toi
    Je crie pour moi
    Je te supplie
    Pour toi pour moi et pour tous ceux qui s’aiment
    Et qui se sont aimés
    Oui je lui crie
    Pour toi pour moi et pour tous les autres
    Que je ne connais pas
    Reste là
    Là où tu es
    Là où tu étais autrefois
    Reste là
    Ne bouge pas
    Ne t’en va pas
    Nous qui sommes aimés
    Nous t’avons oublié
    Toi ne nous oublie pas
    Nous n’avions que toi sur la terre
    Ne nous laisse pas devenir froids
    Beaucoup plus loin toujours
    Et n’importe où
    Donne-nous signe de vie
    Beaucoup plus tard au coin d’un bois
    Dans la forêt de la mémoire
    Surgis soudain
    Tends-nous la main
    Et sauve-nous.

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  5. Artisans de l'ombre Dit :

    Chanson dans le sang
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    Il y a de grandes flaques de sang sur le monde
    où s’en va-t-il tout ce sang répandu
    Est-ce la terre qui le boit et qui se saoule
    drôle de saoulographie alors
    si sage… si monotone…
    Non la terre ne se saoule pas
    la terre ne tourne pas de travers
    elle pousse régulièrement sa petite voiture ses quatre saisons
    la pluie… la neige…
    le grêle… le beau temps…
    jamais elle n’est ivre
    c’est à peine si elle se permet de temps en temps
    un malheureux petit volcan
    Elle tourne la terre
    elle tourne avec ses arbres… ses jardins… ses maisons…
    elle tourne avec ses grandes flaques de sang
    et toutes les choses vivantes tournent avec elle et saignent…
    Elle elle s’en fout
    la terre
    elle tourne et toutes les choses vivantes se mettent à hurler
    elle s’en fout
    elle tourne
    elle n’arrête pas de tourner
    et le sang n’arrête pas de couler…
    Où s’en va-t-il tout ce sang répandu
    le sang des meurtres… le sang des guerres…
    le sang de la misère…
    et le sang des hommes torturés dans les prisons…
    le sang des enfants torturés tranquillement par leur papa et leur maman…
    et le sang des hommes qui saignent de la tête
    dans les cabanons…
    et le sang du couvreur
    quand le couvreur glisse et tombe du toit
    et le sang qui arrive et qui coule à grands flots
    avec le nouveau-né… avec l’enfant nouveau…
    la mère qui crie… l’enfant pleure…
    le sang coule… la terre tourne
    la terre n’arrête pas de tourner
    le sang n’arrête pas de couler
    Où s’en va-t-il tout ce sang répandu
    le sang des matraqués… des humiliés…
    des suicidés… des fusillés… des condamnés…
    et le sang de ceux qui meurent comme ça… par accident.
    Dans la rue passe un vivant
    avec tout son sang dedans
    soudain le voilà mort
    et tout son sang est dehors
    et les autres vivants font disparaître le sang
    ils emportent le corps
    mais il est têtu le sang
    et là où était le mort
    beaucoup plus tard tout noir
    un peu de sang s’étale encore…
    sang coagulé
    rouille de la vie rouille des corps
    sang caillé comme le lait
    comme le lait quand il tourne
    quand il tourne comme la terre
    comme la terre qui tourne
    avec son lait… avec ses vaches…
    avec ses vivants… avec ses morts…
    la terre qui tourne avec ses arbres… ses vivants… ses maisons…
    la terre qui tourne avec les mariages…
    les enterrements…
    les coquillages…
    les régiments…
    la terre qui tourne et qui tourne et qui tourne
    avec ses grands ruisseaux de sang.

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  6. Artisans de l'ombre Dit :

    Chanson de l’oiseleur
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    L’oiseau qui vole si doucement
    L’oiseau rouge et tiède comme le sang
    L’oiseau si tendre l’oiseau moqueur
    L’oiseau qui soudain prend peur
    L’oiseau qui soudain se cogne
    L’oiseau qui voudrait s’enfuir
    L’oiseau seul et affolé
    L’oiseau qui voudrait vivre
    L’oiseau qui voudrait chanter
    L’oiseau qui voudrait crier
    L’oiseau rouge et tiède comme le sang
    L’oiseau qui vole si doucement
    C’est ton coeur jolie enfant
    Ton coeur qui bat de l’aile si tristement
    Contre ton sein si dur si blanc

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  7. Artisans de l'ombre Dit :

    Chanson des escargots qui vont à l’enterrement

    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    A l’enterrement d’une feuille morte
    Deux escargots s’en vont
    Ils ont la coquille noire
    Du crêpe autour des cornes
    Ils s’en vont dans le soir
    Un très beau soir d’automne
    Hélas quand ils arrivent
    C’est déjà le printemps
    Les feuilles qui étaient mortes
    Sont toutes ressuscitées
    Et les deux escargots
    Sont très désappointés
    Mais voila le soleil
    Le soleil qui leur dit
    Prenez prenez la peine
    La peine de vous asseoir
    Prenez un verre de bière
    Si le coeur vous en dit
    Prenez si ça vous plaît
    L’autocar pour Paris
    Il partira ce soir
    Vous verrez du pays
    Mais ne prenez pas le deuil
    C’est moi qui vous le dit
    Ça noircit le blanc de l’oeil
    Et puis ça enlaidit
    Les histoires de cercueils
    C’est triste et pas joli
    Reprenez vous couleurs
    Les couleurs de la vie
    Alors toutes les bêtes
    Les arbres et les plantes
    Se mettent a chanter
    A chanter a tue-tête
    La vrai chanson vivante
    La chanson de l’été
    Et tout le monde de boire
    Tout le monde de trinquer
    C’est un très joli soir
    Un joli soir d’été
    Et les deux escargots
    S’en retournent chez eux
    Ils s’en vont très émus
    Ils s’en vont très heureux
    Comme ils ont beaucoup bu
    Ils titubent un petit peu
    Mais la haut dans le ciel
    La lune veille sur eux.

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  8. Artisans de l'ombre Dit :

    Chanson du geôlier
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    Où vas-tu beau geôlier
    Avec cette clé tachée de sang
    Je vais délivrer celle que j’aime
    S’il en est encore temps
    Et que j’ai enfermée
    Tendrement cruellement
    Au plus secret de mon désir
    Au plus profond de mon tourment
    Dans les mensonges de l’avenir
    Dans les bêtises des serments
    Je veux la délivrer
    Je veux qu’elle soit libre
    Et même de m’oublier
    Et même de s’en aller
    Et même de revenir
    Et encore de m’aimer
    Ou d’en aimer un autre
    Si un autre lui plaît
    Et si je reste seul
    Et elle en allée
    Je garderai seulement
    Je garderai toujours
    Dans mes deux mains en creux
    Jusqu’à la fin des jours
    La douceur de ses seins modelés par l’amour.

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  9. Artisans de l'ombre Dit :

    Chasse à l’enfant
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
    Au-dessus de l’île on voit des oiseaux
    Tout autour de l’île il y a de l’eau

    Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !

    Qu’est-ce que c’est que ces hurlements

    Bandit ! Voyou ! Voyou ! Chenapan !

    C’est la meute des honnêtes gens
    Qui fait la chasse à l’enfant

    Il avait dit j’en ai assez de la maison de redressement
    Et les gardiens à coup de clefs lui avaient brisé les dents
    Et puis ils l’avaient laissé étendu sur le ciment

    Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !

    Maintenant il s’est sauvé
    Et comme une bête traquée
    Il galope dans la nuit
    Et tous galopent après lui
    Les gendarmes les touristes les rentiers les artistes

    Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !

    C’est la meute des honnêtes gens
    Qui fait la chasse à l’enfant

    Pourchasser l’enfant, pas besoin de permis
    Tous le braves gens s’y sont mis
    Qu’est-ce qui nage dans la nuit
    Quels sont ces éclairs ces bruits
    C’est un enfant qui s’enfuit
    On tire sur lui à coups de fusil

    Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !

    Tous ces messieurs sur le rivage
    Sont bredouilles et verts de rage

    Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !

    Rejoindras-tu le continent rejoindras-tu le continent !

    Au-dessus de l’île on voit des oiseaux
    Tout autour de l’île il y a de l’eau.

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  10. Artisans de l'ombre Dit :

    Chez la fleuriste
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    Un homme entre chez une fleuriste
    et choisit des fleurs
    la fleuriste enveloppe les fleurs
    l’homme met la main à sa poche
    pour chercher l’argent
    l’argent pour payer les fleurs
    mais il met en même temps
    subitement
    la main sur son cœur
    et il tombe

    En même temps qu’il tombe
    l’argent roule à terre
    et puis les fleurs tombent
    en même temps que l’homme
    en même temps que l’argent
    et la fleuriste reste là
    avec l’argent qui roule
    avec les fleurs qui s’abîment
    avec l’homme qui meurt
    évidemment tout cela est très triste
    et il faut qu’elle fasse quelque chose
    la fleuriste
    mais elle ne sait pas comment s’y prendre
    elle ne sait pas
    par quel bout commencer

    Il y a tant de choses à faire
    avec cet homme qui meurt
    ces fleurs qui s’abîment
    et cet argent
    cet argent qui roule
    qui n’arrête pas de rouler.

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  11. Artisans de l'ombre Dit :

    Complainte de Vincent
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    A Paul Éluard

    A Arles où roule le Rhône
    Dans l’atroce lumière de midi
    Un homme de phosphore et de sang
    Pousse une obsédante plainte
    Comme une femme qui fait son enfant
    Et le linge devient rouge
    Et l’homme s’enfuit en hurlant
    Pourchassé par le soleil
    Un soleil d’un jaune strident
    Au bordel tout près du Rhône
    L’homme arrive comme un roi mage
    Avec son absurde présent
    Il a le regard bleu et doux
    Le vrai regard lucide et fou
    De ceux qui donnent tout à la vie
    De ceux qui ne sont pas jaloux
    Et montre à la pauvre enfant
    Son oreille couchée dans le linge
    Et elle pleure sans rien comprendre
    Songeant à de tristes présages
    Et regarde sans oser le prendre
    L’affreux et tendre coquillage
    Où les plaintes de l’amour mort
    Et les voix inhumaines de l’art
    Se mêlent aux murmures de la mer
    Et vont mourir sur le carrelage
    Dans la chambre où l’édredon rouge
    D’un rouge soudain éclatant
    Mélange ce rouge si rouge
    Au sang bien plus rouge encore
    De Vincent à demi mort
    Et sage comme l’image même
    De la misère et de l’amour
    L’enfant nue toute seule sans âge
    Regarde le pauvre Vincent
    Foudroyé par son propre orage
    Qui s’écroule sur le carreau
    Couché dans son plus beau tableau
    Et l’orage s’en va calmé indifférent
    En roulant devant lui ses grands tonneaux de sang
    L’éblouissant orage du génie de Vincent
    Et Vincent reste là dormant rêvant râlant
    Et le soleil au-dessus du bordel
    Comme une orange folle dans un désert sans nom
    Le soleil sur Arles
    En hurlant tourne en rond.

    Dernière publication sur 1.Bonjour de Sougueur : Mon bébé, Justin, me manque beaucoup

  12. Artisans de l'ombre Dit :

    Complainte du fusillé
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles

    Ils m’ont tiré au mauvais sort
    par pitié
    J’étais mauvaise cible
    le ciel était si bleu
    Ils ont levé les yeux
    en invoquant leur dieu
    Et celui qui s’est approché
    seul
    sans se hâter
    tout comme eux
    un petit peu a tiré à côté
    à côté du dernier ressort
    à la grâce des morts
    à la grâce de dieu.

    Ils m’ont tiré au mauvais sort
    par les pieds
    et m’ont jeté dans la charrette des morts
    des morts tirés des rangs
    des rangs de leur vivant
    numéroté
    leur vivant hostile à la mort
    Et je suis là près d’eux
    vivant encore un peu
    tuant le temps de mon mal
    tuant le temps de mon mieux.

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  13. Artisans de l'ombre Dit :

    Composition française
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    Tout jeune Napoléon était très maigre
    et officier d’artillerie
    plus tard il devint empereur
    alors il prit du ventre et beaucoup de pays
    et le jour où il mourut il avait encore
    du ventre
    mais il était devenu plus petit.

    Dernière publication sur 1.Bonjour de Sougueur : Mon bébé, Justin, me manque beaucoup

  14. Artisans de l'ombre Dit :

    Conversation
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    Le porte-monnaie :
    Je suis d’une incontestable utilité c’est un fait
    Le porte-parapluie :
    D’accord mais tout de même il faut bien reconnaître
    Que si je n’existais pas il faudrait m’inventer
    Le porte-drapeau :
    Moi je me passe de commentaires
    Je suis modeste et je me tais
    D’ailleurs je n’ai pas le droit de parler
    Le porte-bonheur :
    Moi je porte bonheur parce que c’est mon métier
    Les trois autres (hochant la tête) :
    Jolie mentalité!

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  15. Artisans de l'ombre Dit :

    Dans ma maison
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    Dans ma maison vous viendrez
    D’ailleurs ce n’est pas ma maison
    Je ne sais pas à qui elle est
    Je suis entré comme ça un jour
    Il n’y avait personne
    Seulement des piments rouges accrochés au mur blanc
    Je suis resté longtemps dans cette maison
    Personne n’est venu
    Mais tous les jours et tous les jours
    Je vous ai attendue

    Je ne faisais rien
    C’est-à-dire rien de sérieux
    Quelquefois le matin
    Je poussais des cris d’animaux
    Je gueulais comme un âne
    De toutes mes forces
    Et cela me faisait plaisir
    Et puis je jouais avec mes pieds
    C’est très intelligent les pieds
    Ils vous emmènent très loin
    Quand vous voulez aller très loin
    Et puis quand vous ne voulez pas sortir
    Ils restent là ils vous tiennent compagnie
    Et quand il y a de la musique ils dansent
    On ne peut pas danser sans eux
    Faut être bête comme l’homme l’est si souvent
    Pour dire des choses aussi bêtes
    Que bête comme ses pieds gai comme un pinson
    Le pinson n’est pas gai
    Il est seulement gai quand il est gai
    Et triste quand il est triste ou ni gai ni triste
    Est-ce qu’on sait ce que c’est un pinson
    D’ailleurs il ne s’appelle pas réellement comme ça
    C’est l’homme qui a appelé cet oiseau comme ça
    Pinson pinson pinson pinson

    Comme c’est curieux les noms
    Martin Hugo Victor de son prénom
    Bonaparte Napoléon de son prénom
    Pourquoi comme ça et pas comme ça
    Un troupeau de bonapartes passe dans le désert
    L’empereur s’appelle Dromadaire
    Il a un cheval caisse et des tiroirs de course
    Au loin galope un homme qui n’a que trois prénoms
    Il s’appelle Tim-Tam-Tom et n’a pas de grand nom
    Un peu plus loin encore il y a n’importe qui
    Beaucoup plus loin encore il y a n’importe quoi
    Et puis qu’est-ce que ça peut faire tout ça

    Dans ma maison tu viendras
    Je pense à autre chose mais je ne pense qu’à ça
    Et quand tu seras entrée dans ma maison
    Tu enlèveras tous tes vêtements
    Et tu resteras immobile nue debout avec ta bouche rouge
    Comme les piments rouges pendus sur le mur blanc
    Et puis tu te coucheras et je me coucherai près de toi
    Voilà
    Dans ma maison qui n’est pas ma maison tu viendras.

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  16. Artisans de l'ombre Dit :

    Déjeuner du matin
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    Il a mis le café
    Dans la tasse
    Il a mis le lait
    Dans la tasse de café
    Il a mis le sucre
    Dans le café au lait
    Avec la petite cuiller
    Il a tourné
    Il a bu le café au lait
    Et il a reposé la tasse
    Sans me parler
    Il a allumé
    Une cigarette
    Il a fait des ronds
    Avec la fumée
    Il a mis les cendres
    Dans le cendrier
    Sans me parler
    Sans me regarder
    Il s’est levé
    Il a mis
    Son chapeau sur sa tête
    Il a mis
    Son manteau de pluie
    Parce qu’il pleuvait
    Et il est parti
    Sous la pluie
    Sans une parole
    Sans me regarder
    Et moi j’ai pris
    Ma tête dans ma main
    Et j’ai pleuré.

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  17. Artisans de l'ombre Dit :

    Dimanche
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    Entre les rangées d’arbres de l’avenue des Gobelins
    Une statue de marbre me conduit par la main
    Aujourd’hui c’est dimanche les cinémas sont pleins
    Les oiseaux dans les branches regardent les humains
    Et la statue m’embrasse mais personne ne nous voit
    Sauf un enfant aveugle qui nous montre du doigt.

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  18. Artisans de l'ombre Dit :

    Écritures Saintes
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    A Paul et Virginie
    au tenon et à la mortaise
    à la chèvre et au chou
    à la paille et à la poutre
    au-dessus et au-dessous du panier
    à Saint-Pierre et à Miquelon
    à la une et à la deux
    à la mygale et à la fourmi
    au zist et au zest
    à votre santé et à la mienne
    au bien et au mal
    à Dieu et au Diable
    à Laurel et à Hardy.

    Dieu est un grand lapin
    il habite plus haut que la terre
    tout en haut là-haut dans les cieux
    dans son grand terrier nuageux.
    Le diable est un grand lièvre rouge
    avec un fusil tout gris
    pour tirer dans l’ombre de la nuit
    mais Dieu est un gros lapin
    il a l’oreille du monde
    il connaît la musique
    une fois il a eu un grand fils
    un joyeux lapin
    et il l’a envoyé sur la terre
    pour sauver les lapins d’en bas
    et son fils a été rapidement liquidé
    et on l’a appelé civet.
    Évidemment il a passé de bien mauvais moments
    et puis il a repris du poil de la bête
    il s’est remis les os en place
    les reins le râble la tête et tout
    et il a fait un bond prodigieux
    et le voilà maintenant rude lapin
    bondissant dans les cieux
    à la droite et à la gauche
    du grand lapin tout-puissant.
    Et le diable tire dans l’ombre
    et revient bredouille chaque nuit
    rien dans son charnier
    rien à se mettre sous la charnière
    et il pique de grandes colères
    il arrache sa casquette de sur sa tête
    et il la piétine dans la poussière
    et après il est bien avancé
    et il est obligé de mettre
    tous les jours que le lapin fait
    son chapeau des dimanches.
    Mais son chapeau des dimanches
    c’est un fantôme de lapin
    un feu follet des fabriques
    et il fait des facéties
    c’est pour cela que le diable
    n’a jamais son chapeau sur la tête
    pas même les jours de fête
    mais à côté de sa tête
    au-dessus de sa tête
    ou même comme ça derrière la tête
    oui
    exactement à dix ou quinze centimètres
    derrière sa tête
    et il attrape tout le temps des migraines
    de la grêle du vent
    et des otites dans les oreilles.
    Quand il rencontre Dieu
    il est très embêté
    parce qu’il doit le saluer
    c’est réglementaire
    puisque c’est Dieu le fondateur
    du ciel et de la terre
    lui il est seulement l’inventeur
    de la pierre à feu
    et Dieu lui dit
    Je vous en prie mon ami restez couvert
    mais le diable ne peut pas
    mettez-vous à sa place
    puisque son chapeau ne tient pas en place
    alors il se rend compte
    qu’il est légèrement ridicule
    et il s’en retourne chez lui en courant
    il allume un grand feu en pleurant
    et il se regarde dans son armoire à glace
    en faisant des grimaces
    et puis il jette l’armoire dans le feu
    et quand l’armoire se met à pétiller
    à craquer à crier
    il devient tout à coup très joyeux
    et il se couche sur le brasier
    avec une grande flamme blanche
    comme oreiller
    et il ronronne tout doucement
    comme le feu
    comme les chats quand ils sont heureux
    et il rêve aux bons tours
    qu’il va jouer au bon Dieu.

    Dieu est aussi un prêteur sur gage
    un vieil usurier
    il se cache dans une bicoque
    tout en haut de son mont-de-piété
    et il prête à la petite semaine
    au mois au siècle et à l’éternité
    et ceux qui redescendent avec un peu d’argent
    en bas dans la vallée le diable les attend
    il leur fauche leur fric
    il leur fout une volée
    et s’en va en chantant la pluie et le beau temps.
    Dieu est aussi un grand voyageur
    et quand il voyage
    pas moyen de le faire tenir en place
    il s’installe dans tous les wagons
    et il descend dans tous les hôtels à la fois
    à ces moments-là
    tous les voyageurs marchent à pied
    et couchent dehors
    et le diable passe
    et crie
    Oreillers couvertures
    et tous appellent
    Pst… Pst… Pst…
    mais lui dit ça simplement comme ça
    pour les emmerder un peu plus
    il a autre chose à faire
    que de s’occuper vraiment de ces gens-là
    il est seulement un peu content
    parce qu’ils prennent froid.

    Dieu est aussi une grosse dinde de Noël
    qui se fait manger par les riches
    pour souhaiter la fête à son fils.
    Alors les coudes sur la sainte table
    le Diable regarde Dieu en face
    avec un sourire de côté
    et il fait du pied aux anges et Dieu est bien embêté.

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  19. Artisans de l'ombre Dit :

    Écritures Saintes
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    A Paul et Virginie
    au tenon et à la mortaise
    à la chèvre et au chou
    à la paille et à la poutre
    au-dessus et au-dessous du panier
    à Saint-Pierre et à Miquelon
    à la une et à la deux
    à la mygale et à la fourmi
    au zist et au zest
    à votre santé et à la mienne
    au bien et au mal
    à Dieu et au Diable
    à Laurel et à Hardy.

    Dieu est un grand lapin
    il habite plus haut que la terre
    tout en haut là-haut dans les cieux
    dans son grand terrier nuageux.
    Le diable est un grand lièvre rouge
    avec un fusil tout gris
    pour tirer dans l’ombre de la nuit
    mais Dieu est un gros lapin
    il a l’oreille du monde
    il connaît la musique
    une fois il a eu un grand fils
    un joyeux lapin
    et il l’a envoyé sur la terre
    pour sauver les lapins d’en bas
    et son fils a été rapidement liquidé
    et on l’a appelé civet.
    Évidemment il a passé de bien mauvais moments
    et puis il a repris du poil de la bête
    il s’est remis les os en place
    les reins le râble la tête et tout
    et il a fait un bond prodigieux
    et le voilà maintenant rude lapin
    bondissant dans les cieux
    à la droite et à la gauche
    du grand lapin tout-puissant.
    Et le diable tire dans l’ombre
    et revient bredouille chaque nuit
    rien dans son charnier
    rien à se mettre sous la charnière
    et il pique de grandes colères
    il arrache sa casquette de sur sa tête
    et il la piétine dans la poussière
    et après il est bien avancé
    et il est obligé de mettre
    tous les jours que le lapin fait
    son chapeau des dimanches.
    Mais son chapeau des dimanches
    c’est un fantôme de lapin
    un feu follet des fabriques
    et il fait des facéties
    c’est pour cela que le diable
    n’a jamais son chapeau sur la tête
    pas même les jours de fête
    mais à côté de sa tête
    au-dessus de sa tête
    ou même comme ça derrière la tête
    oui
    exactement à dix ou quinze centimètres
    derrière sa tête
    et il attrape tout le temps des migraines
    de la grêle du vent
    et des otites dans les oreilles.
    Quand il rencontre Dieu
    il est très embêté
    parce qu’il doit le saluer
    c’est réglementaire
    puisque c’est Dieu le fondateur
    du ciel et de la terre
    lui il est seulement l’inventeur
    de la pierre à feu
    et Dieu lui dit
    Je vous en prie mon ami restez couvert
    mais le diable ne peut pas
    mettez-vous à sa place
    puisque son chapeau ne tient pas en place
    alors il se rend compte
    qu’il est légèrement ridicule
    et il s’en retourne chez lui en courant
    il allume un grand feu en pleurant
    et il se regarde dans son armoire à glace
    en faisant des grimaces
    et puis il jette l’armoire dans le feu
    et quand l’armoire se met à pétiller
    à craquer à crier
    il devient tout à coup très joyeux
    et il se couche sur le brasier
    avec une grande flamme blanche
    comme oreiller
    et il ronronne tout doucement
    comme le feu
    comme les chats quand ils sont heureux
    et il rêve aux bons tours
    qu’il va jouer au bon Dieu.

    Dieu est aussi un prêteur sur gage
    un vieil usurier
    il se cache dans une bicoque
    tout en haut de son mont-de-piété
    et il prête à la petite semaine
    au mois au siècle et à l’éternité
    et ceux qui redescendent avec un peu d’argent
    en bas dans la vallée le diable les attend
    il leur fauche leur fric
    il leur fout une volée
    et s’en va en chantant la pluie et le beau temps.
    Dieu est aussi un grand voyageur
    et quand il voyage
    pas moyen de le faire tenir en place
    il s’installe dans tous les wagons
    et il descend dans tous les hôtels à la fois
    à ces moments-là
    tous les voyageurs marchent à pied
    et couchent dehors
    et le diable passe
    et crie
    Oreillers couvertures
    et tous appellent
    Pst… Pst… Pst…
    mais lui dit ça simplement comme ça
    pour les emmerder un peu plus
    il a autre chose à faire
    que de s’occuper vraiment de ces gens-là
    il est seulement un peu content
    parce qu’ils prennent froid.

    Dieu est aussi une grosse dinde de Noël
    qui se fait manger par les riches
    pour souhaiter la fête à son fils.
    Alors les coudes sur la sainte table
    le Diable regarde Dieu en face
    avec un sourire de côté
    et il fait du pied aux anges et Dieu est bien embêté.

    Dernière publication sur 1.Bonjour de Sougueur : Mon bébé, Justin, me manque beaucoup

  20. Artisans de l'ombre Dit :

    Et la fête continue
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    Debout devant le zinc
    Sur le coup de dix heures
    Un grand plombier zingueur
    Habillé en dimanche et pourtant c’est lundi
    Chante pour lui tout seul
    Chante que c’est jeudi
    Qu’il n’ira pas en classe
    Que la guerre est finie
    I* le travail aussi
    Que la vie est si belle
    Et les filles si jolies
    Et titubant devant le zinc
    Mais guidé par son fil à plomb
    Il s’arrête pile devant le patron
    Trois paysans passeront et vous paieront
    Puis disparaît dans le soleil
    Sans régler les consommations
    Disparaît dans le soleil tout en continuant sa chanson.

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  21. Artisans de l'ombre Dit :

    Événements
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    Une hirondelle vole dans le ciel
    vole vers son nid
    son nid où il y a des petits
    elle leur apporte une ombrelle
    des vers de vase des pissenlits
    un tas de choses pour amuser les enfants
    dans la maison où il y a le nid
    un jeune malade crève doucement dans son lit
    dans son lit
    sur le trottoir devant la porte
    sur le trottoir devant la porte
    il y a un type qui est noir et qui débloque
    derrière la porte un garçon embrasse une fille
    un peu plus loin au bout de la rue
    un pédéraste regarde un autre pédéraste
    et lui fait adieu de la main
    l’un des deux pleure
    l’autre fait semblant
    il a une petite valise
    il tourne le coin de la rue
    et dès qu’il est seul il sourit
    l’hirondelle repasse dans le ciel
    et le pédéraste la voit
    Tiens unh hirondelle…
    et il continue son chemin
    dans son lit le jeune malade meurt
    l’hirondelle passe devant la fenêtre
    regarde à travers le carreau
    Tiens un mort…
    elle vole un étage plus haut
    et voit à travers la vitre
    un assassin la tête dans les mains
    la victime est rangée dans un coin
    repliée sur elle-même
    Encore un mort dit l’hirondelle…
    l’assassin la tête dans les mains
    se demande comment il va sortir de là
    il se lève et prend une cigarette
    et se rassoit
    l’hirondelle le voit
    dans son bec elle tient une allumette
    elle frappe au carreau avec son bec
    l’assassin ouvre la fenêtre
    prend l’allumette
    Merci hirondelle…
    et il allume sa cigarette
    Il n’y a pas de quoi dit l’hirondelle
    c’est la moindre des choses
    et elle s’envole à tire-d’aile…
    l’assassin referme la fenêtre
    s’assied sur une chaise et fume
    la victime se lève et dit
    C’est embêtant d’être mort
    on est tout froid
    Fume ça te réchauffera
    l’assassin lui donne la cigarette
    et la victime dit Je vous en prie
    C’est la moindre des choses dit l’assassin
    je vous dois bien ça
    il prend son chapeau il le met sur la tête
    et il s’en va
    il marche dans la rue
    soudain il s’arrête
    il pense à une femme qu’il a beaucoup aimée
    c’est à cause d’elle qu’il a tué
    cette femme il ne l’aime plus
    mais jamais il n’a osé le lui dire
    il ne veut pas lui faire de la peine
    de temps en temps il tue quelqu’un pour elle
    ça lui fait tellement plaisir
    à cette femme
    lui il mourrait plutôt que de la faire souffrir
    il s’en fout de souffrir l’assassin
    mais quand c’est les autres qui souffrent
    il devient fou
    sonné
    cinglé
    hors de lui
    il fait n’importe quoi n’importe où n’importe quand
    et puis après il fout le camp
    chacun son métier
    y en a qui tuent
    d’autres qui sont tués
    il faut bien que tout le monde vive
    Si t’appelles ça vivre
    l’assassin a parlé tout haut
    et le type qui l’interpelle
    est assis sur le trottoir
    c’est un chômeur
    il reste là du matin au soir
    assis sur le trottoir
    il attend que ça change
    Tu sais d’où je viens lui dit l’assassin
    l’autre secoue la tête
    Je viens de tuer quelqu’un
    Il faut bien que tout le monde meure
    répond le chômeur
    et soudain à brûle-pourpoint
    Avez-vous des nouvelles?
    Des nouvelles de quoi?
    Des nouvelles du monde
    des nouvelles du monde… il paraît qu’il va changer
    la vie va devenir très belle
    tous les jours on pourra manger
    il y aura beaucoup de soleil
    tous les hommes seront grandeur naturelle
    et personne ne sera humilié
    mais voilà l’hirondelle qui revient
    l’assassin s’en va
    le chômeur reste là
    et il se tait
    il écoute les bruits
    il entend des pas
    et il les compte
    pour passer le temps machinalement
    1 2 3 4 5 etc… etc…
    jusqu’à cent… plusieurs fois…
    c’est un homme qui fait les cent pas
    au rez-de-chaussée
    dans une chambre remplie de paperasses
    il a une grosse tête de penseur
    des lunettes en écaille
    une grosse tête de roseau bien pensant
    il fait les cent pas et il cherche
    il cherche quelque chose qui le fera devenir quelqu’un
    et quand on frappe à sa porte il dit
    Je n’y suis pour personne
    il cherche
    il cherche quelque chose qui le fera devenir quelqu’un
    le monde entier pourrait bien frapper à sa porte
    le monde entier pourrait bien se rouler sur le paillasson
    et gémir
    et pleurer
    et supplier
    demander à boire
    à boire ou à manger
    qu’il n’ouvrirait pas…
    il cherche
    il cherche la fameuse machine à peser les balances
    lorsqu’il l’aura trouvée
    la fameuse machine à peser les balances
    il sera l’homme le plus célèbre de son pays
    le roi des poids et mesures
    des poids et mesures de la France
    et en lui-même il pousse de petits cris
    vive papa
    vive moi
    vive la France
    soudain il se cogne l’orteil contre le pied du lit
    c’est dur le pied d’un lit
    plus dur que le pied d’un génie
    et voilà le roseau pensant sur le tapis
    berçant son pauvre pied endolori
    dehors le chômeur hoche la tête
    sa pauvre tête bercée par l’insomnie
    près de lui un taxi s’arrête
    des êtres humains descendent ils sont en deuil
    en larmes et sur leur trente et un
    l’un d’eux paie le chauffeur
    le chauffeur s’en va
    avec son taxi
    un autre humain l’appelle donne une adresse et monte
    le taxi repart 25 rue de Châteaudun
    le chauffeur a l’adresse dans la mémoire
    il la garde juste le temps qu’il faut
    mais c’est tout de même un drôle de boulot…
    et quand il a la fièvre
    quand il est noir quand il est couché le soir
    des miniers et des milliers d’adresses
    arrivent à toute vitesse et se bagarrent dans sa mémoire
    il a la tête comme un bottin
    comme un plan
    alors il prend cette tête entre ses mains
    avec le même geste que l’assassin
    et il se plaint tout doucement
    222 rue de Vaugirard
    33 rue de Ménilmontant
    Grand Palais
    Gare Saint-Lazare
    rue des derniers des Mohicans
    c’est fou ce que l’homme invente
    pour abîmer l’homme
    et comme tout ça se passe tranquillement
    l’homme croit vivre et pourtant il est déjà presque mort
    et depuis très longtemps
    il va et il vient dans un triste décor
    couleur de vie de famille
    couleur de jour de l’an
    avec le portrait de la grand-mère
    du grand-père et de l’oncle Ferdinand
    celui qui puait tellement des oreilles
    et qui n’avait plus qu’une seule dent
    l’homme se balade dans un cimetière
    et promène en laisse son ennui
    il n’ose rien dire
    il n’ose rien faire
    il a hâte que ça soit fini
    aussi quand arrive la guerre
    il est fin prêt pour être crôni
    et celui qu’on assassine
    une fois sa terreur passée
    il fait ouf et dit Je vous remercie
    me voilà bien débarrassé
    ………………………………………………
    ainsi l’assassiné roule sur soi-même
    et baignant dans son sang
    il est très calme
    et ça fait plaisir à voir
    ce cadavre bien rangé dans un coin
    dans ce coquet petit logement
    il y a un silence de mort
    On se croirait à l’église dit une mouche en entrant
    c’est émouvant
    et toutes les mouches réunies font entendre un pieux bourdonnement
    puis elles s’approchent de la flaque
    de la grande flaque de sang
    mais la doyenne des mouches leur dit
    Halte là mes enfants
    remercions le bon dieu des mouches de ce festin improvisé
    et sans une fausse note toutes les mouches entonnent le bénédicité
    l’hirondelle passe et fronce les sourcils
    elle a horreur de ces simagrées
    les mouches sont pieuses
    l’hirondelle est athée
    elle est vivante
    elle est belle
    elle vole vite
    il y a un bon Dieu pour les mouches
    un bon Dieu pour les mites
    pour les hirondelles il n’y a pas de bon Dieu
    elles n’en ont pas besoin…
    l’hirondelle continue son chemin et voit
    à travers les brise-bise d’une autre fenêtre
    autour du jeune mort toute la famille assise
    elle est arrivée en taxi
    en larmes en deuil et sur son trente et un
    elle veille le mort
    elle reste là
    si la famille ne restait pas là
    le mort s’enfuirait peut-être
    ou bien peut-être qu’une autre famille viendrait
    et le prendrait
    quand on a un mort on y tient
    et quand on n’en a pas on en voudrait bien un
    Les gens sont tellement mesquins
    n’est-ce pas oncle Gratien
    A qui le dites-vous
    les gens sont jaloux
    ils nous prendraient notre mort
    notre mort à nous
    ils pleureraient à notre place
    c’est ça qui serait déplacé
    et chacun dans l’armoire à glace
    chacun se regarde pleurer…
    un chômeur assis sur le trottoir
    un taxi sur un boulevard
    un mort
    un autre mort
    un assassin
    un arrosoir
    une hirondelle qui va et vient
    dans le ciel couleur de ciel
    un gros nuage éclate enfin
    la grêle…
    des grêlons gros comme le poing
    tout le monde respire
    Ouf
    il ne faut pas se laisser abattre
    il faut se soutenir
    manger
    les mouches lapent
    les petits de l’hirondelle mangent le pissenlit
    la famille la mortadelle
    l’assassin une botte de radis
    le chauffeur de taxi au rendez-vous des chauffeurs
    rue de Tolbiac
    mange une escalope de cheval
    tout le monde mange sauf les morts
    tout le monde mange
    les pédérastes… les hirondelles…
    les girafes… les colonels…
    tout le monde mange
    sauf le chômeur
    le chômeur qui ne mange pas parce qu’il n’a rien à manger
    il est assis sur le trottoir
    il est très fatigué
    depuis le temps qu’il attend que ça change
    il commence à en avoir assez
    soudain il se lève
    soudain il s’en va
    à la recherche des autres
    des autres
    des autres qui ne mangent pas parce qu’ils n’ont rien à manger
    des autres tellement fatigués
    des autres assis sur les trottoirs
    et qui attendent
    qui attendent que ça change et qui en ont assez
    et qui s’en vont à la recherche des autres
    tous les autres
    tous les autres tellement fatigués
    fatigués d’attendre
    fatigués…
    Regardez dit l’hirondelle à ses petits
    ils sont des milliers
    et les petits passent la tête hors du nid
    et regardent les hommes marcher
    S’ils restent bien unis ensemble
    ils mangeront dit l’hirondelle
    mais s’ils se séparent ils crèveront
    Restez ensemble hommes pauvres
    restez unis
    crient les petits de l’hirondelle
    Restez ensemble hommes pauvres
    restez unis
    crient les petits
    quelques hommes les entendent
    saluent du poing
    et sourient.

    1937

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  22. Artisans de l'ombre Dit :

    Familiale
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    La mère fait du tricot
    Le fils fait la guerre
    Elle trouve ça tout naturel la mère
    Et le père qu’est-ce qu’il fait le père?
    Il fait des affaires
    Sa femme fait du tricot
    Son fils la guerre
    Lui des affaires
    Il trouve ça tout naturel le père
    Et le fils et le fils
    Qu’est-ce qu’il trouve le fils?
    Il ne trouve rien absolument rien le fils
    Le fils sa mère fait du tricot son père des affaires lui la guerre
    Quand il aura fini la guerre
    Il fera des affaires avec son père
    La guerre continue la mère continue elle tricote
    Le père continue il fait des affaires
    Le fils est tué il ne continue plus
    Le père et la mère vont au cimetière
    Ils trouvent ça naturel le père et la mère
    La vie continue la vie avec le tricot la guerre les affaires
    Les affaires la guerre le tricot la guerre
    Les affaires les affaires et les affaires
    La vie avec le cimetière..

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  23. Artisans de l'ombre Dit :

    Fête foraine
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    Heureux comme la truite remontant le torrent
    Heureux le cœur du monde
    Sur son jet d’eau de sang
    Heureux le limonaire
    Hurlant dans la poussière
    De sa voix de citron
    Un refrain populaire
    Sans rime ni raison
    Heureux les amoureux
    Sur les montagnes russes
    Heureuse la fille rousse
    Sur son cheval blanc
    Heureux le garçon brun
    Qui l’attend en souriant
    Heureux cet homme en deuil
    Debout dans sa nacelle
    Heureuse la grosse dame
    Avec son cerf-volant
    Heureux le vieil idiot
    Qui fracasse la vaisselle
    Heureux dans son carrosse
    Un tout petit enfant
    Malheureux les conscrits
    Devant le stand de tir
    Visant le cœur du monde
    Visant leur propre cœur
    Visant le cœur du monde
    En éclatant de rire.

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  24. Artisans de l'ombre Dit :

    Fille d’acier
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    Fille d’acier je n’aimais personne dans le monde
    Je n’aimais personne sauf celui que j’aimais
    Mon amant mon amant celui qui m’attirait
    Maintenant tout a changé est-ce lui qui a cessé de
    m’aimer
    Mon amant qui a cessé de m’attirer est-ce moi?
    Je ne sais pas et puis qu’est-ce que ça peut faire tout ça?
    Maintenant je suis couchée sur la paille humide de
    l’amour
    Toute seule avec tous les autres toute seule désespérée
    Fille de fer-blanc fille rouillée
    O mon amant mon amant mort ou vivant
    Je veux que tu te rappelles autrefois
    Mon amant celui qui m’aimait et que j’aimais.

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  25. Artisans de l'ombre Dit :

    Fleurs et couronnes
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    Homme
    Tu as regardé la plus triste la plus morne de toutes les fleurs de la terre
    Et comme aux autres fleurs tu lui as donné un nom
    Tu l’as appelée Pensée.
    Pensée
    C’était comme on dit bien observé
    Bien pensé
    Et ces sales fleurs qui ne vivent ni ne se fanent jamais
    Tu les as appelées immortelles…
    C’était bien fait pour elles…
    Mais le lilas tu l’as appelé lilas
    Lilas c’était tout à fait ça
    Lilas… Lilas…
    Aux marguerites tu as donné un nom de femme
    Ou bien aux femmes tu as donné un nom de fleur
    C’est pareil.
    L’essentiel c’était que ce soit joli
    Que ça fasse plaisir…
    Enfin tu as donné les noms simples à toutes les fleurs simples
    Et la plus grande la plus belle
    Celle qui pousse toute droite sur le fumier de la misère
    Celle qui se dresse à côté des vieux ressorts rouilles
    A côté des vieux chiens mouillés
    A côté des vieux matelas éventrés
    A côté des baraques de planches où vivent les sousalimentés
    Cette fleur tellement vivante
    Toute jaune toute brillante
    Celle que les savants appellent Hélianthe
    Toi tu l’as appelée soleil
    …Soleil…
    Hélas! hélas! hélas et beaucoup de fois hélas!
    Qui regarde le soleil hein?
    Qui regarde le soleil?
    Personne ne regarde plus le soleil
    Les hommes sont devenus ce qu’ils sont devenus
    Des hommes intelligents…
    Une fleur cancéreuse tubéreuse et méticuleuse à leur boutonnière
    Ils se promènent en regardant par terre
    Et ils pensent au ciel
    Ils pensent… Ils pensent… ils n’arrêtent pas de penser…
    Ils ne peuvent plus aimer les véritables fleurs vivantes
    Ils aiment les fleurs fanées les fleurs séchées
    Les immortelles et les pensées
    Et ils marchent dans la boue des souvenirs dans la boue des regrets…
    Ils se traînent
    A grand-peine
    Dans les marécages du passé
    Et ils traînent… ils traînent leurs chaînes
    Et ils traînent les pieds au pas cadencé…
    Ils avancent à grand-peine
    Enlisés dans leurs champs-élysées
    Et ils chantent à tue-tête la chanson mortuaire

    Oui ils chantent
    A tue-tête
    Mais tout ce qui est mort dans leur tête
    Pour rien au monde ils ne voudraient l’enlever
    Parce que
    Dans leur tête
    Pousse la fleur sacrée
    La sale maigre petite fleur
    La fleur malade
    La fleur aigre
    La fleur toujours fanée
    La fleur personnelle…
    …La pensée…

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  26. Artisans de l'ombre Dit :

    Histoire du cheval
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    Braves gens écoutez ma complainte
    écoutez l’histoire de ma vie
    c’est un orphelin qui vous parle
    qui vous raconte ses petits ennuis
    hue donc…

    Un jour un général
    ou bien c’était une nuit
    un général eu donc
    deux chevaux tués sous lui.
    ces deux chevaux c’étaient
    hue donc…
    que la vie est amère
    c’étaient mon pauvre père
    et puis ma pauvre mère
    qui c’étaient cachés sous le lit
    sous le lit du général qui
    qui s’était caché à l’arrière
    dans une petite ville du Midi.
    Le général parlait
    parlait tout seul la nuit
    parlait en général de ses petits ennuis
    et c’est comme ça que mon père
    et c’est comme ça que ma mère
    hue donc…
    une nuit sont morts d’ennui.

    Pour moi la vie de famille était déjà finie
    sortant de la table de nuit
    au grand galop je m’enfuis
    je m’enfuis vers la grande ville
    où tout brille et tout luit
    en moto j’arrive à Sabi en Paro
    excusez-moi je parle cheval
    un matin j’arrive à Paris en sabots
    je demande à voir le lion
    le roi des animaux
    je reçois un coup de brancard
    sur le coin du naseau
    car il y avait la guerre
    la guerre qui continuait
    on me colle des œillères
    me v’là mobilisé
    et comme il y avait la guerre
    la guerre qui continuait
    la vie devenait chère
    les vivres diminuaient
    et plus il diminuaient
    plus les gens me regardaient
    avec un drôle de regard
    et les dents qui claquaient
    ils m’appelaient beefsteak
    je croyais que c’était de l’anglais
    hue donc…
    tous ceux qu’étaient vivants
    et qui me caressaient
    attendaient que j’sois mort
    pour pouvoir me bouffer.
    Une nuit dans l’écurie
    une nuit où je dormais
    j’entends un drôle de bruit
    une voix que je connais
    c’était le vieux général
    le vieux général qui revenait
    qui revenait comme un revenant
    avec un vieux commandant
    et ils croyaient que je dormais
    et ils parlaient très doucement.
    Assez assez de riz à l’eau
    nous voulons manger de l’animau
    y a qu’à lui mettre dans son avoine
    des aiguilles de phono.
    Alors mon sang ne fit qu’un tour
    comme un tour de chevaux de bois
    et sortant de l’écurie
    je m’enfuis dans les bois.

    Maintenant la guerre est finie
    et le vieux général est mort
    est mort dans son lit
    mort de sa belle mort
    mais moi je suis vivant et c’est le principal
    bonsoir
    bonne nuit
    bon appétit mon général.

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  27. Artisans de l'ombre Dit :

    Il ne faut pas…
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    II ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec les allumettes
    Parce que Messieurs quand on le laisse seul
    Le monde mental Messssieurs
    N’est pas du tout brillant
    Et sitôt qu’il est seul
    Travaille arbitrairement
    S’érigeant pour soi-même
    Et soi-disant généreusement en l’honneur des travailleurs du bâtiment
    Un auto-monument
    Répétons-le Messssssieurs
    Quand on le laisse seul
    Le monde mental
    Ment
    Monumentalement.

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  28. Artisans de l'ombre Dit :

    Immense et rouge
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    Immense et rouge
    Au-dessus du Grand Palais
    Le soleil d’hiver apparaît
    Et disparaît
    Comme lui mon coeur va disparaître
    Et tout mon sang va s’en aller
    S’en aller à ta recherche
    Mon amour
    Ma beauté
    Et te trouver
    Là où tu es.

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  29. Artisans de l'ombre Dit :

    Inventaire
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    Une pierre
    deux maisons
    trois ruines quatre fossoyeurs
    un jardin
    des fleurs

    un raton laveur

    une douzaine d’huîtres un citron un pain
    un rayon de soleil une lame de fond
    six musiciens
    une porte avec son paillasson
    un monsieur décoré de la légion d’honneur

    un autre raton laveur

    un sculpteur qui sculpte des Napoléon
    la fleur qu’on appelle souci
    deux amoureux sur un grand lit
    un receveur des contributions une chaise trois dindons
    un ecclésiastique un furoncle
    une guêpe
    un rein flottant
    une écurie de courses
    un fils indigne deux frères dominicains trois sauterelles un strapontin
    deux filles de joie un oncle Cyprien
    une Mater dolorosa trois papas gâteau deux chèvres de Monsieur Seguin
    un talon Louis XV
    un fauteuil Louis XVI
    un tiroir dépareillé
    une pelote de ficelle deux épingles de sûreté un monsieur âgé
    une Victoire de Samothrace un comptable deux aides-comptables un homme du monde deux chirurgiens trois végétariens
    un cannibale
    une expédition coloniale un cheval entier une demi-pinte de bon sang une moucne tsé-tsé un homard à l’américaine un jardin à la française
    deux pommes à l’anglaise
    un face-à-main un valet de pied un orphelin un poumon d’acier
    un jour de gloire
    une semaine de bonté
    un mois de Marie
    une année terrible
    une minute de silence
    une seconde d’inattention
    et…
    cinq ou six ratons laveurs
    un petit garçon qui entre à l’école en pleurant
    un petit garçon qui sort de l’école en riant
    une fourmi
    deux pierres à briquet
    dix-sept éléphants un juge d’instruction en vacances assis sur un pliant
    un paysage avec beaucoup d’herbe verte dedans
    une vache
    un taureau
    deux belles amours trois grandes orgues un veau marengo
    un soleil d’Austerlitz
    un siphon d’eau de Seltz
    un vin blanc citron
    un Petit Poucet un grand pardon un calvaire de pierre une échelle de corde
    deux sœurs latines trois dimensions douze apôtres mille et une nuits trente-deux positions six parties du monde cinq points cardinaux dix ans de bons et loyaux services sept péchés capitaux deux doigts de la main dix gouttes avant chaque repas trente jours de prison dont quinze de cellule cinq minutes d’entr’acte
    et…
    plusieurs ratons laveurs.

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  30. Artisans de l'ombre Dit :

    J’en ai vu plusieurs…
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    J’en ai vu un qui s’était assis sur le chapeau d’un autre
    il était pâle
    il tremblait
    il attendait quelque chose…n’importe quoi…
    la guerre…la fin du monde…
    il lui était absolument impossible de faire un geste ou de parler
    et l’autre
    l’autre qui cherchait « son » chapeau était plus pâle encore
    et lui aussi tremblait
    et se répétait sans cesse:
    mon chapeau… mon chapeau…
    et il avait envie de pleurer.
    J’en ai vu un qui lisait les journaux
    j’en ai vu un qui saluait le drapeau
    j’en ai vu un qui était habillé de noir
    il avait une montre
    une chaîne de montre
    un porte-monnaie
    la légion d’honneur
    et un pince-nez.
    J’en ai vu un qui tirait son enfant par la main
    et qui criait…
    J’en ai vu un avec un chien
    J’en ai vu un avec une canne à épée
    J’en ai vu un qui pleurait
    J’en ai vu un qui entrait dans une église
    J’en ai vu un autre qui en sortait…

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  31. Artisans de l'ombre Dit :

    Je suis comme je suis
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »

    Je suis comme je suis
    Je suis faite comme ça
    Quand j’ai envie de rire
    Oui je ris aux éclats
    J’aime celui qui m’aime
    Est-ce ma faute à moi
    Si ce n’est pas le même
    Que j’aime chaque fois
    Je suis comme je suis
    Je suis faite comme ça
    Que voulez-vous de plus
    Que voulez-vous de moi

    Je suis faite pour plaire
    Et n’y puis rien changer
    Mes talons sont trop hauts
    Ma taille trop cambrée
    Mes seins beaucoup trop durs
    Et mes yeux trop cernés
    Et puis après
    Qu’est-ce que ça peut vous faire
    Je suis comme je suis
    Je plais à qui je plais
    Qu’est-ce que ça peut vous faire
    Ce qui m’est arrivé
    Oui j’ai aimé quelqu’un
    Oui quelqu’un m’a aimée
    Comme les enfants qui s’aiment
    Simplement savent aimer
    Aimer aimer…
    Pourquoi me questionner
    Je suis là pour vous plaire
    Et n’y puis rien changer.

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  32. Artisans de l'ombre Dit :

    L’accent grave

    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    Le Professeur
    Élève Hamlet!

    L’élève Hamlet
    (sursautant)
    …Hein… Quoi… Pardon… Qu’est-ce qui se passe…
    Qu’est-ce qu’il y a… Qu’est-ce que c’est?…

    Le Professeur
    (mécontent)
    Vous ne pouvez pas répondre « présent » comme
    tout le monde? Pas possible,
    vous êtes encore dans les nuages.

    L’élève Hamlet
    Être ou ne pas être dans les nuages!

    Le Professeur
    Suffit. Pas tant de manières.
    Et conjuguez-moi le verbe être, comme tout le monde,
    c’est tout ce que je vous demande.

    L’élève Hamlet
    To be…

    Le Professeur
    En français, s’il vous plait, comme tout le monde.

    L’élève Hamlet
    Bien, monsieur.
    (Il conjugue:)
    Je suis ou je ne suis pas
    Tu es ou tu n’es pas
    Il est ou il n’est pas
    Nous sommes ou nous ne sommes pas…

    Le Professeur
    (excessivement mécontent)
    Mais c’est vous qui n’y êtes pas, mon pauvre, ami!

    L’élève Hamlet
    C’est exact, monsieur le professeur,
    Je suis « où » je ne suis pas
    Et, dans le fond, hein, à la réflexion,
    Être « où » ne pas être
    C’est peut-être aussi la question

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  33. Artisans de l'ombre Dit :

    L’amiral
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    L’amiral Larima
    Larima quoi
    la rime à rien
    l’amiral Larima
    l’amiral Rien.

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  34. Artisans de l'ombre Dit :

    L’automne
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    Un cheval s’écroule au milieu d’une allée
    Les feuilles tombent sur lui
    Notre amour frissonne
    Et le soleil aussi.

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  35. Artisans de l'ombre Dit :

    L’éclipse
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    Louis XIV qu’on appelait aussi Roi Soleil
    était souvent assis sur une chaise percée
    vers la fin de son règne
    une nuit où il faisait très sombre
    le Roi Soleil se leva de son lit
    alla s’asseoir sur sa chaise
    et disparut.

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  36. Artisans de l'ombre Dit :

    L’école des beaux-arts
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    Dans une boîte de paille tressée
    Le père choisit une petite boule de papier
    Et il la jette
    Dans la cuvette
    Devant ses enfants intrigués
    Surgit alors
    Multicolore
    La grande fleur japonaise
    Le nénuphar instantané
    Et les enfants se taisent
    Émerveillés
    Jamais plus tard dans leur souvenir
    Cette fleur ne pourra se faner
    Cette fleur subite
    Faite pour eux
    A la minute
    Devant eux.

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  37. Artisans de l'ombre Dit :

    L’effort humain
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    L’effort humain
    n’est pas ce beau jeune homme souriant
    debout sur sa jambe de plâtre
    ou de pierre
    et donnant grâce aux puérils artifices du statuaire
    l’imbécile illusion
    de la joie de la danse et de la jubilation
    évoquant avec l’autre jambe en l’air
    la douceur du retour à la maison
    Non
    l’effort humain ne porte pas un petit enfant sur l’épaule droite
    un autre sur la tête
    et un troisième sur l’épaule gauche
    avec les outils en bandoulière
    et la jeune femme heureuse accrochée à son bras
    L’effort humain porte un bandage herniaire
    et les cicatrices des combats
    livrés par la classe ouvrière
    contre un monde absurde et sans lois
    L’effort humain n’a pas de vraie maison
    il sent l’odeur de son travail
    et il est touché aux poumons
    son salaire est maigre
    ses enfants aussi
    il travaille comme un nègre
    et le nègre travaille comme lui
    L’effort humain n’a pas de savoir-vivre
    l’effort humain n’a pas l’âge de raison
    l’effort humain a l’âge des casernes
    l’âge des bagnes et des prisons
    l’âge des églises et des usines
    l’âge des canons
    et lui qui a planté partout toutes les vignes
    et accordé tous les violons
    il se nourrit de mauvais rêves
    et il se saoule avec le mauvais vin de la résignation
    et comme un grand écureuil ivre
    sans arrêt il tourne en rond
    dans un univers hostile
    poussiéreux et bas de plafond
    et il forge sans cesse la chaîne
    la terrifiante chaîne où tout s’enchaîne
    la misère le profit le travail la tuerie
    la tristesse le malheur l’insomnie et l’ennui
    la terrifiante chaîne d’or
    de charbon de fer et d’acier
    de mâchefer et de poussier
    passée autour du cou
    d’un monde désemparé
    la misérable chaîne
    où viennent s’accrocher
    les breloques divines
    les reliques sacrées
    les croix d’honneur les croix gammées
    les ouistitis porte-bonheur
    les médailles des vieux serviteurs
    les colifichets du malheur
    et la grande pièce de musée
    le grand portrait équestre
    le grand portrait en pied
    le grand portrait de face de profil à cloche-pied
    le grand portrait doré
    le grand portrait du grand divinateur
    le grand portrait du grand empereur
    le grand portrait du grand penseur
    du grand sauteur
    du grand moralisateur
    du digne et triste farceur
    la tête du grand emmerdeur
    la tête de l’agressif pacificateur
    la. tête policière du grand libérateur
    la tête d’Adolf Hitler
    la tête de monsieur Thiers
    la tête du dictateur
    la tête du fusilleur
    de n’importe quel pays
    de n’importe quelle couleur
    la tête odieuse
    la tête malheureuse
    la tête à claques
    la tête à massacre
    la tête de la peur.

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  38. Artisans de l'ombre Dit :

    L’épopée
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    Le tombereau de l’empereur passe interminablement
    Un invalide le conduit qui marche sur une main
    Une main gantée de blanc
    De l’autre main il tient la bride
    Il a perdu ses deux jambes dans l’histoire
    Il y a de cela très longtemps
    Et elles se promènent là-bas
    Dans l’histoire
    Chacune de son côté
    Et quand elles se rencontrent
    Elles se donnent des coups de pied
    A la guerre comme à la guerre
    Qu’est-ce que vous voulez.

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  39. Artisans de l'ombre Dit :

    L’ordre nouveau
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    Le soleil gît sur le sol
    Litre de vin rouge brisé
    Une maison comme un ivrogne
    Sur le pavé s’est écroulée
    Et sous son porche encore debout
    Une jeune fille est allongée
    Un homme à genoux près d’elle
    Est en train de l’achever
    Dans la plaie où remue le fer
    Le cœur ne cesse de saigner
    Et l’homme pousse un cri de guerre
    Comme un absurde cri de paon
    Et son cri se perd dans la nuit
    Hors la vie hors du temps
    Et l’homme au visage de poussière
    L’homme perdu et abîmé
    Se redresse et crie « Heil Hitler ! »
    D’une voix désespérée
    En face de lui dans les débris
    D’une boutique calcinée
    Le portrait d’un vieillard blême
    Le regarde avec bonté
    Sur sa manche des étoiles brillent
    D’autres aussi sur son képi
    Comme les étoiles brillent à Noël
    Sur les sapins pour les petits
    Et l’homme des sections d’assaut
    Devant le merveilleux chromo
    Soudain se retrouve en famille
    Au cœur même de l’ordre nouveau
    Et remet son poignard dans sa gaine
    Et s’en va tout droit devant lui
    Automate de l’Europe nouvelle
    Détraqué par le mal du pays
    Adieu adieu Lily Marlène
    Et son pas et son chant s’éloignent dans la nuit
    Et le portrait du vieillard blême
    Au milieu des décombres
    Reste seul et sourit
    Tranquille dans la pénombre
    Sénile et sûr de lui.

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  40. Artisans de l'ombre Dit :

    L’orgue de Barbarie
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    Moi je joue du piano
    disait l’un
    moi je joue du violon
    disait l’autre
    moi de la harpe moi du banjo
    moi du violoncelle
    moi du biniou… moi de la flûte
    et moi de la crécelle.
    Et les uns et les autres parlaient parlaient
    parlaient de ce qu’ils jouaient.
    On n’entendait pas la musique
    tout le monde parlait
    parlait parlait
    personne ne jouait
    mais dans un coin un homme se taisait:
    «Et de quel instrument jouez-vous Monsieur
    qui vous taisez et qui ne dites rien?»
    lui demandèrent les musiciens.
    «Moi je joue de l’orgue de Barbarie
    et je joue du couteau aussi»
    dit l’homme qui jusqu’ici
    n’avait absolument rien dit
    et puis il s’avança le couteau à la main
    et il tua tous les musiciens
    et il joua de l’orgue de Barbarie
    et sa musique était si vraie
    et si vivante et si jolie
    que la petite fille du maître de la maison
    sortit de dessous le piano
    où elle était couchée endormie par ennui
    et elle dit:
    «Moi je jouais au cerceau
    à la balle au chasseur
    je jouais à la marelle
    je jouais avec un seau
    je jouais avec une pelle
    je jouais au papa et à la maman
    je jouais à chat perché
    je jouais avec mes poupées
    je jouais avec une ombrelle
    je jouais avec mon petit frère
    avec ma petite sœur
    je jouais au gendarme
    et au voleur
    mais c’est fini fini fini
    je veux jouer à l’assassin
    je veux jouer de l’orgue de Barbarie.»
    Et l’homme prit la petite fille par la main
    et ils s’en allèrent dans les villes
    dans les maisons dans les jardins
    et puis ils tuèrent le plus de monde possible
    après quoi ils se marièrent
    et ils eurent beaucoup d’enfants.
    Mais
    l’aîné apprit le piano
    le second le violon
    le troisième la harpe
    le quatrième la crécelle
    le cinquième le violoncelle
    et puis ils se mirent à parler parler
    parler parler parler
    on n’entendit plus la musique
    et tout fut à recommencer!

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  41. Artisans de l'ombre Dit :

    La batteuse
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    La batteuse est arrivée
    la batteuse est repartie

    Ils ont battu le tambour
    ils ont battu les tapis
    ils ont tordu le linge
    ils l’ont pendu
    ils l’ont repassé
    ils ont fouetté la crème et ils l’ont renversée
    ils ont fouetté un peu leurs enfants aussi
    ils ont sonné les cloches
    ils ont égorgé le cochon
    ils ont grillé le café
    ils ont fendu le bois
    ils ont cassé les œufs
    ils ont fait sauter le veau avec les petits pois
    ils ont flambé l’omelette au rhum
    ils ont découpé la dinde
    ils ont tordu le cou aux poulets
    ils ont écorché les lapins
    ils ont éventré les barriques
    ils ont noyé leur chagrin dans le vin
    ils ont claqué les portes et les fesses des femmes
    ils se sont donné un coup de main
    ils se sont rendu des coups de pied
    ils ont basculé la table
    ils ont arraché la nappe
    ils ont poussé la romance
    ils se sont étranglés étouffés tordus de rire
    ils ont brisé la carafe d’eau frappée
    ils ont renversé la crème renversée
    ils ont pincé les filles
    ils les ont culbutées dans le fossé
    ils ont mordu la poussière
    ils ont battu la campagne
    ils ont tapé des pieds
    tapé des pieds tapé des mains
    ils ont crié et ils ont hurlé ils ont chanté
    ils ont dansé
    ils ont dansé autour des granges où le blé était enfermé
    Où le blé était enfermé moulu fourbu vaincu battu.

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  42. Artisans de l'ombre Dit :

    La belle saison
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    A jeun perdue glacée
    Toute seule sans un sou
    Une fille de seize ans
    Immobile debout
    Place de la Concorde
    A midi le Quinze Août.

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  43. Artisans de l'ombre Dit :

    La Cène
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    Il sont à table
    Ils ne mangent pas
    Ils ne sont pas dans leur assiette
    Et leur assiette se tient toute droite
    Verticalement derrière leur tête.

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  44. Artisans de l'ombre Dit :

    La crosse en l’air
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    Rassurez-vous braves gens
    ce n’est pas un appel à la révolte
    c’est un évêque qui est saoul et qui met sa crosse en l’air
    comme ça… en titubant…
    il est saoul
    il a sur la tête cette coiffure qu’on appelle mitre
    et tous ses vêtements sont brodés richement
    il est saoul
    il roule dans le ruisseau
    sa mitre tombe
    c’est le soir
    ça se passe rue de Rome près de la gare Saint-Lazare
    sur le trottoir il y a un chien
    il est assis sur son cul
    il regarde l’évêque
    l’évêque regarde le chien
    ils se regardent en chiens de faïence
    mais voilà l’évêque fermant les yeux
    l’évêque secoué par le hoquet
    le chien reste immobile
    et seul
    mais l’évêque voit deux chiens
    dégueulis… dégueulis… dégueulis
    voilà l’évêque qui vomit
    dans le ruisseau passent des cheveux…
    …des vieux peignes…
    …des tickets de métro…
    des morceaux d’ouate thermogène…
    des préservatifs… des bouchons de liège… des mégots
    l’évêque pense tristement
    Est-il possible que j’aie mangé tout ça
    le chien hausse les épaules
    et s’enfuit avec la mitre
    l’évêque reste seul devant la pharmacie
    ça se passe rue de Rome
    rue de Rome il y a une pharmacie
    l’évêque crie
    le pharmacien sort de sa pharmacie
    il voit l’évêque
    il fait le signe de la croix
    puis
    plaçant ensuite deux doigts dans la bouche de l’évêque il l’aide…
    … il aide l’évêque à vomir…
    l’autre appelle son fils fait le signe de la croix
    puis recommence à vomir
    le pharmacien avec les doigts qui ont fait le signe de la croix
    aide encore l’évêque à vomir
    puis fait le signe de la croix
    et ainsi de suite
    alternativement
    signe de la croix et vomissement
    plus loin
    derrière une palissade
    dans une maison en construction
    ou en démolition
    enfin dans une maison pour les humains
    il y a une grande réception
    c’est la grande réception
    chez les chiens de cirque
    la grande rigolade
    il y en a qui ont apporté des os
    d’autres des escalopes
    beaucoup de choses
    ceux qui ont la queue en trompette font l’orchestre
    c’est le grand cirque des chiens
    celui qui a lieu le premier vendredi de chaque mois
    mais seuls les chiens savent ça
    devant tous les chiens assis
    les autres chiens font leur numéro
    le chien d’aveugle
    le chien de fusil
    le chien de garde
    le chien de berger
    mais voilà le grand délire
    et les spectateurs aboient du vrai grand rire
    le chien de la rue de Rome vient d’arriver
    il a sur la tête la mitre et il fait le pitre
    le pitre
    avec tous les gestes saints
    le clown chien aboie en latin
    il aboie au christ
    il aboie au vendredi saint
    il dit la messe avec sa queue
    et tous les chiens se tordent à qui mieux mieux
    Notre père chien qui êtes aux cieux…
    mais le veilleur de nuit se réveille
    et le monde des chiens s’enfuit
    le veilleur de nuit se rendort
    le veilleur de nuit est pris par le rêve
    rêve de silence
    rêve de bruits
    rêve…
    rue de Rome le ruisseau coule doucement
    dans son rêve le veilleur de nuit l’entend
    rêve de ruisseau
    rêve d’eau
    rêve de rue
    rêve de Rome
    rêve d’homme
    rêve du pape… rêve de Rome… rêve du Vatican
    rêve de souvenir
    rêve d’enfant
    Rome l’unique objet de mon ressentiment
    le veilleur de nuit se réveille
    se réveille en répétant
    Parfaitement
    parfaitement
    Rome l’unique objet de mon ressentiment
    il se réveille
    il se lève
    il se lave les dents
    répétant
    répétant
    Rome l’unique objet de mon ressentiment
    et le voilà la lanterne à la main
    le voilà qui suit son petit bonhomme de chemin
    son petit bonhomme de chemin le mène à Rome
    comme tous les autres chemins
    parfaitement
    parfaitement
    à Rome devant le Vatican
    parfaitement
    pauvre veilleur de nuit le voilà perdu en plein jour
    au beau milieu d’une ville peuplée de gens qui ne parlent
    pas la même langue que lui
    triste voyage
    soudain il voit une petite fumée qui monte dans le ciel au-dessus des maisons
    alors il crie au feu
    mais un Italien lui explique en italien que toujours
    il y a une petite fumée qui monte dans le ciel
    quand un nouveau pape est élu
    le veilleur de nuit n’y comprend rien
    il hoche la tête
    et le soir tombe sur la campagne électorale à Rome le pape est élu
    aux quatre coins cardinaux il y a des cardinaux
    qui font la gueule en coin
    ils ne seront pas pape
    tout est foutu
    c’est alors qu’au balcon
    sérieux comme un pape
    parait le pape
    entouré de ses sous-papes
    il a sur la tête la coiffure à trois cornes appelée tiare
    et il étend la main
    la foule se prosterne
    la foule cherche sa salive
    la foule trouve sa salive
    la foule crache par terre
    la foule se roule dans son crachat
    le pape fait avec sa main de pape un geste de pape
    on ferme la fenêtre
    et la foule s’en va
    s’en va par la ville en répétant
    Ça y est
    nous l’avons vu
    nous l’avons touché du regard
    un peu plus tard assis sur ses fesses dans son carrosse de nougat doré le grand taulier du Vatican fait le tour de son quartier réservé et puis il rentre au Vatican où fier lui aussi comme un pape son vieux papa l’attend
    effusions familiales
    grandes eaux lacrymales
    le père a une tête de vieux paysan
    il fume la pipe
    il est simple
    hélas hélas
    la pipe au papa du pape Pie pue
    on ouvre les fenêtres… on brûle du sucre… on ferme
    les fenêtres… ce qu’il faut avant tout c’est de la tenue
    mais tous les ruisseaux mènent à Rome
    et voilà l’évêque qui surgit en agitant sa crosse
    son visage est défait comme un vieux lit
    il titube… l’indignation est générale… le Saint-Père écarte son vieux père qui veut faire à l’évêque un mauvais parti
    et s’approchant de l’évêque lui dit
    On dirait que vous avez bu
    et il le lui dit avec une tellement grandiose expression de mépris
    que tous les cardinaux en sont glacés jusqu’aux os silence
    grand silence mais de courte durée
    car l’évêque est plus ivre que le pape ne le pensait
    et comme il a appris les mauvais mots dans un bordel de la rue de l’Échaudé il dit ce qu’il lui plaît de dire
    Dans tous les cas si je suis saoul c’est pas avec ce que tu m’as payé… tout pape que tu es… mais il éternue parce qu’il a froid à la tête depuis que le chien lui a fauché la mitre
    Fermez les fenêtres dit le pape
    un sous-pape répond à sa sainteté que les fenêtres sont déjà fermées
    Excusez-moi dit le pape on peut se tromper je ne suis infaillible que lorsque je parle des choses de la religion soudain l’évêque
    Infaillible… tais-toi… tu me fais marrer… face de pet… les choses de la religion… infaillible… il y a de quoi se les mordre… vieil os sans viande j’en ai marre des choses de la religion et puis d’abord pourquoi que tu es pape et pas moi… hein peux-tu le dire… t’as profité de mon voyage pour te faire élire… combinard… cumulard… tout ce que tu veux c’est te remplir la tirelire… mais le pape le désigne dramatiquement du doigt Barnabé je vous mets à l’index… alors l’affreux vieillard éclate de rire il est tête nue il se secoue
    il secoue toute l’eau du ruisseau il éternue
    il est trempé comme un vieux tampon-buvard
    abandonné sous la pluie dans la cour d’une mairie triste
    trempé comme un vieux morceau de pain
    dans un verre d’eau sale
    et il hurle
    et il tonitrue…
    Ah ! il est bath le pape
    il est gratiné le pape…
    et il se vautre
    il plaisante salement L’index sacré
    sais-tu où on le met l’index dans la rue de l’Échaudé c’en est trop
    l’autre affreux vieillard c’est le pape
    il faut appeler les choses par leur nom
    un chien c’est un chien
    un tournesol c’est un tournesol
    une petite fille qui joue au cerceau dans une allée
    du Luxembourg
    c’est une petite fille qui joue au cerceau dans une allée du Luxembourg
    le Luxembourg c’est un jardin
    une fleur c’est une fleur
    mais un pape qu’est-ce que c’est
    un affreux vieillard
    et c’est pour ça que le catholique pratiquant lorsqu’il se rend au cinématographe parlant pour voir documentairement le vrai visage du Vatican… c’est pour ça qu’il fait une drôle de tête le catholique pratiquant ce qu’il imaginait ce n’était pas cet ecclésiastique blême… mais un pape… un homme de nuages… une sorte de secrétaire de dieu avec des anges pour lui tenir la queue…
    mais cette grande photographie plate qui remue la bouche en latin
    cette grande tête avec toutes les marques de la déformation professionnelle
    la dignité l’onction l’extrême-onction la cruauté la roublardise la papelardise et tous ces simulacres toutes ces mornes et sérieuses pitreries toutes ces vaticaneries… ces fétiches… ces gris-gris… ce luxe… ces tapis… ces wagons-salons… ces locomotives d’or… ces cure-dents d’argent… ces chiottes de platine… toute cette vaisselle de riche-toutes ces coûteuses ces ruineuses saloperies… tout cela met le catholique mal à l’aise sur le fauteuil qu’il a payé seize francs et il entend des rires de curieuses réflexions
    aux places les moins chères des spectateurs se tapent sur les cuisses Vise un peu le Saint-Père comment qu’il est fringue… avec un anneau dans le nez j’te jure qu’il serait complet… c’est alors que le catholique pratiquant sent monter en lui de terribles questions
    Hélas… puisqu’il y a des cache-nez… des cache-tampons… des cache-cols… des cache-noisettes… des cache-pots pourquoi n’y a-t-il pas de cache-pape… point d’interrogation et plus d’autres questions
    à chaque question qu’il se pose malgré lui le catholique
    pratiquant a beau essayer de répondre que la question
    n’est pas là… la question est là… la question continue
    d’être en question et remet tout en question
    devinette chrétienne
    Aimez-vous les uns les autres
    Couci couça c’est la réponse
    il a répondu malgré lui le catholique pratiquant
    et il a honte
    quelle drôle de maladie la honte
    et comme ça rend laid
    il pleure… il voudrait aimer tout le monde
    (qu’il dit)
    il ne peut pas aimer…
    il ne peut que respecter ou haïr…
    il pleure
    mais sur l’écran, le pape s’en va en retroussant ses jupons blancs… le film du Saint-Père est terminé voici d’autres actualités
    des militaires italiens bombardent un village abyssin
    le catholique pratiquant sent ses larmes
    se tarir brusquement
    sent son cœur battre amoureusement
    sent ses poings qui se serrent convulsivement
    il aime tellement les militaires… les civières…
    les enterrements… les cimetières… les vieilles pierres…
    les calvaires… les ossements…
    à chaque torpille qui tue les « nègres »
    il pousse un petit gloussement blanc
    devant les images de la mort la joie de vivre le saisit il voit là-haut dans le ciel tous les frères en Jésus-Christ tous ses frères en Mussolini les archanges des saints abattoirs les éventreurs… les aviateurs… les mitrailleurs… toute la clique de notre seigneur… il est fou de joie… il est content… il grimpe sur son fauteuil à seize francs… il acclame l’escadrille des catholiques trafiquants… il sent monter en lui l’espoir un jour aussi peut-être il versera le sang le sang des pauvres… le sang des noirs… le sang de ceux qui sont vraiment vivants mais l’enthousiasme c’est épuisant et le pauvre petit malheureux catholique pratiquant impuissant et trafiquant… le pauvre pauvre pauvre petit petit petit tout petit tout petit très malheureux… très catholique… très catholique… très pratiquant se rassoit sur son fauteuil à seize francs
    le spectacle est permanent…
    il en aura pour son argent…
    et le spectacle recommence…
    voilà les gentils animaux des dessins animés
    mais ils ne restent pas là longtemps
    parce que voilà que revoilà le vrai visage du Vatican
    ça commence par des vues de Borne
    on montre les quartiers de la ville
    dans une rue il y a deux hommes
    personne ne les remarque
    l’un de ces deux hommes c’est le veilleur de nuit l’autre c’est un Italien qui n’a pas de travail un Romain
    un Romain avec des pièces au fond du pantalon un Romain qui crève de faim les deux hommes sortent du film personne ne s’aperçoit de leur disparition
    et là-bas ils continuent à se promener dans Rome
    le Romain fait des gestes avec la main
    ces gestes le veilleur de nuit les comprend
    il n’a pas besoin d’allumer sa lanterne
    ce sont des gestes pareils aux siens
    un pour serrer la ceinture
    un pour montrer les devantures
    un autre geste avec la main à plat au-dessus du pavé
    en penchant un peu l’épaule
    ça veut dire qu’on a des enfants
    avec les doigts on fait le compte
    c’est un Romain qui a trois enfants
    et pas de travail
    et ils parlent aussi un petit peu les deux hommes
    et ils se comprennent très bien avec très peu de mots
    le Romain et le Parisien
    Gangster Mussolini
    Mussolini gangster
    ils éclatent de rire
    ils se sont parfaitement compris
    une grande joie les fait rire
    Gangster… Mussolini
    avant!… avanti…
    à voix basse le Romain chante au veilleur de nuit
    la chanson interdite
    Partant pour l’Ethiopie
    avanti… avanti…
    les fusils partiront tout seuls
    c’est moi qui vous le dis
    qu’ils partent donc tout seuls
    les fusils
    qu’ils s’en aillent,
    nous resterons à la maison
    et quand ils reviendront
    nous irons les chercher à la gare avec une fanfare
    le veilleur de nuit ne comprend pas
    toutes les paroles de la chanson
    mais il en comprend le sens
    et il recommence à rire
    et les deux hommes trouvent d’autres copains
    un qui travaille chez Fiat à Turin
    Turin… Turin-cassis…
    le veilleur de nuit pense à l’apéritif et ça lui donne soif il s’arrête près d’une fontaine il entend le bruit de l’eau il s’assoit il boit
    il entend l’eau et son rêve le reprend Rome l’unique objet de mon ressentiment il dit au revoir aux autres et s’en va vers le Vatican… il ne sait pas d’où ça lui vient mais il a un tas de choses à dire et tout le temps il pensait à ces choses quand il était tout seul auprès du brasero l’hiver la nuit dans son chantier il a un théâtre dans la tête et dès qu’il est seul ça recommence à jouer et c’est des pièces terribles que ça joue pas des tragédies à guirlandes avec des bonzes d’autrefois qui débloquent comme à l’église des histoires de fesses qui riment
    mais des pièces avec des hommes de viande avec de pauvres femmes vivantes avec du pain avec des chiffres
    des chiffres… des orages de chiffres… toujours des petites sommes et puis des hommes qui fabriquent…
    d’autres qui attendent tristement l’autobus sous la pluie des vieux souliers
    des petites filles qui demandent humblement à crédit chez le laitier
    des hommes… des femmes… des enfants
    des hommes… des femmes… des enfants
    qui se battent contre la misère
    qui pataugent dans leur propre sang
    dans le sang et dans la misère
    dans la misère et dans le sang
    et sur le sang de la misère les autres se gondolent à Venise avec des suspensoirs d’hermine et des diamants aux doigts de pied
    les cloches sonnent dans les églises pour que les pauvres viennent prier mais lui le veilleur de nuit il veut empêcher les cloches de sonner il veut parler
    il veut crier hurler gueuler
    gueuler…
    mais ce n’est pas pour lui tout seul qu’il veut gueuler c’est pour ses camarades du monde entier pour ses camarades charpentiers en fer qui fabriquent les maisons de la porte Champerret pour ses camarades cimentiers… ses camarades égoutiers… camarades surmenés… camarades pêcheurs de Douarnenez… camarades exploités… camarades de la T. C. R. P… camarades mal payés… camarades vidangeurs… camarades humiliés… camarades chinois des rizières de Chine… camarades affamés… camarades paysans du Danube… camarades torturés… camarades de Belleville… de Grenelle et de Mexico… camarades sous-alimentés… camarades mineurs du Borinage… camarades mineurs d’Oviedo…camarades décimés… mitraillés… camarades dockers de
    Hambourg… camarades des faubourgs de Berlin… camarades
    espionnés… bafoués… trompés… fatigués… découragés… camarades noirs des États-Unis… camarades lynchés… camarades marins des prisons maritimes… camarades emprisonnés… camarades indo-chinois de Poulo Condor… camarades matraqués… camarades… camarades…
    c’est pour ses camarades qu’il veut gueuler le veilleur de nuit pour ses camarades de toutes les couleurs de tous les pays et tout en marchant il arrive devant la porte du Vatican et il s’arrête
    devant la porte il y a des hommes la plume sur la tête
    la hallebarde à la main
    ces hommes lui barrent le chemin
    et lui demandent ce qu’il veut
    Je viens demander au pape s’E est sourdingue… comprenez je viens lui demander s’il est dur de la feuille et s’il sait lire s’il sait compter… lui demander ce qu’il pense de la situation mondiale lui demander puisque de son métier il dort être bon comme le bon pain ce qu’il attend pour ouvrir sa grande gueule en faveur des opprimés…
    et la garde le laisse passer croyant qu’il s’agit d’un plombier qui vient remettre un joint au robinet de la baignoire dorée où parfois le Saint-Père vient se mouiller les fesses et le dessous des pieds il passe
    il traverse les salons tu parles d’un bobinard mon vieil Edmond quel bordel madame Adèle quel boxon monsieur Léon Û glisse sur le parquet ciré sa lanterne à la main il glisse si vite
    qu’on dirait un train
    et le voilà qui écrase quelqu’un
    un affreux
    c’est un affreux vêtu de noir
    une mèche de pétrole à la place des cheveux
    la cravate blanche
    les pieds douteux
    le veilleur de nuit s’enfuit
    Laval se relève et s’époussette
    un valet s’empresse
    Monsieur le comte
    et monsieur le comte Laval demande au valet si la mule du pape est visible et comment il faut s’y prendre pour la baiser selon le protocole
    on amène une mule d’essai et l’homme d’État et la bête restent seuls en tête à tête
    le veilleur de nuit continuant son exploration arrive dans la grande antichambre près du grand salon de la grande réception… c’est fou ce qu’il peut y avoir de monde qui rampe sur le paillasson
    un tas de gens connus des gens qui sont quelqu’un
    des journalistes des hommes de main
    des valets de pied des écrivains
    des banquiers des académiciens
    le veilleur de nuit les écoute
    ils parlent… ils parlent du nez…
    de la pluie et du beau temps
    mais ils parlent surtout argent
    il y en a qui sont avec leur femme
    monsieur Déchet avec madame Déchet
    monsieur Gésier avec madame Chaisière
    monsieur Pierre Benoit madame Antinéa
    madame Léon Bailby monsieur Antinoüs
    monsieur Salmigondis madame Cora Laparcerie
    monsieur Deibler et sa veuve
    grand-papa Doumergue et ses petits-enfants et le petit monsieur tout seul Quenelle de Jouvenel Bertrand monsieur Claude Führer le grand pétopiomane et puis des Léon Vautel… des Clément Daudet… des Brioche la Rochelle des Jab de la Bretelle… des Maurras et des Vorace de Carbuccia des Gallus des Henribérot des Gugusses des compères Doriot des de mes deux Kérilis des Pol Morand des Chiappe des Henri Lavedan et voilà le lieutenant colonoque de la rondelle aux flambeaux
    et les Schneider les de Wendel
    tous les vieux débris du Creusot
    tous les édentés carnivores
    tous les vieux marcheurs de la mort
    et ces dames
    leurs dames
    comme elles sont belles à voir quand on pense à autre chose et qu’on ferme les yeux
    les propos qu’elles tiennent sont tout à fait savoureux elles parlent du pape
    et quand elles parlent elles font avec la bouche le même bruit désagréable que lorsqu’elles remuent leur prie-Dieu le jour de la grand-messe des morts à Saint-Laurent pied de porc…
    Et le pape m’a dit ceci et le pape m’a dit cela et papati et papata…
    et ces messieurs s’en mêlent
    Comme je le disais au Saint-Père dit Pol Morand à la douairière
    Debout les morts et à la douche nous voulons des cadavres propres…
    oh monsieur Morand
    vous êtes le roi des cormorans et toujours tellement garnement
    et la douairière se chatouille le fessier
    elle voudrait bien se le faire dédicacer
    soudain elle arrête de se chatouiller
    et tout le monde arrête de faire ce qu’il faisait
    tout le monde claque des talons
    tous le monde rectifie la position
    Mussolini traverse le salon
    le voilà l’ennemi du Négus
    le voilà l’authentique gugusse
    le voilà le nouveau Poléon
    il a la drôle de tête de l’homme qui croit que c’est arrivé mais qui ne sait pas au juste comment ça va se terminer… il salue tout ce beau monde à la romaine et tout ce beau monde à la romaine le salue
    soudain Mussolini aperçoit le veilleur de nuit et s’approche de lui en fronçant les sourcils Alors on se salue plus
    Je n’ai jamais salué personne dit le veilleur de nuit
    et le Duce est très embêté
    cet homme seul… ce sans-gêne… cette lanterne
    peut-être que c’est Diogène
    on ne sait jamais
    et le Duce qui ne tient pas à avoir d’ennuis avec l’antiquité entraîne le veilleur de nuit dans un salon plus discret
    les voilà assis sur une banquette
    Moi ce que je souhaite dit Mussolini
    c’est le bonheur de mon peuple
    Tu l’as dit bouffi… répond le veilleur de nuit
    et il se met à rire doucement
    Mussolini est inquiet… soudain il entend du bruit
    son inquiétude grandit
    le bruit qui inquiète Mussolini
    vient de dessous la banquette
    sur laquelle il est assis
    Ce n’est rien… dit le veilleur de nuit c’est le roi d’Italie il fait les cent pas il s’ennuie
    Ah bon dit Mussolini
    Moi je viens pour voir le pape dit le veilleur de nuit
    Moi aussi dit Mussolini
    Moi aussi dit venant de dessous la banquette
    la petite voix du roi d’Italie
    j’ai rendez-vous avec lui
    Moi je n’ai pas rendez-vous dit le veilleur
    je viens comme ça… en touriste
    Très intéressant le tourisme… extrêmement intéressant
    reprend Mussolini… le tourisme…
    mais la grande porte s’ouvre
    un camerlingue apparaît
    Au premier de ces messieurs
    C’est moi dit le roi et il sort
    mais Mussolini donne au monarque un discret petit
    coup de pied et le monarque rentre sous sa banquette
    en hochant tristement la tête
    Le premier c’est moi dit Mussolini
    en faisant la grosse voix
    Je vous demande pardon dit le veilleur de nuit
    j’étais là avant vous
    avanti avanti
    et il passe
    la grande porte se referme derrière lui et le voilà en présence de celui qu’on appelle le vicaire de Jésus-Christ il est assis sur son saint siège le vicaire et devant lui deux ou trois douzaines de grosses vieilles femmes à barbe imberbes sont agenouillées sur le tapis le Saint-Père leur parle en latin et il les appelle ses brebis Drôle de harem pense le veilleur de nuit… mais voilà les femmes à barbe qui se lèvent…
    …qui se lèvent en poussant des cris…
    Pesetas Bandera
    Pesetas Pesetas Pesetas Franco
    Légère erreur pense le veilleur
    il comprend qu’il a confondu hommes d’Église avec femmes à barbe et qu’il se trouve en présence des évêques cardinaux archevêques et bedeaux… des révérends pères gras à lard brûlés vifs par le Frente Popular dans les souterrains d’Oviedo… et le Saint-Père écoute avec sérénité la plainte déchirante des malheureux prélats carbonisés
    Ah si tu savais Saint-Pèr
    ce que ces barbares nous ont fait
    ils nous ont coupé les jambes
    et puis ils nous ont pendus par les pieds
    ils nous ont plongé la tête dans l’huile d’olive bouillante
    ils nous ont saignés comme des porcs
    ah si tu savais Saint-Père
    combien horrible fut notre mort
    ils nous ont crucifiés sur des planches
    avec de sales clous rouilles
    mais Dieu qui fait bien ce qu’il fait
    Dieu nous a tous ressuscités
    et sur son nuage d’acier trempé
    sainte Tenaille est arrivée
    sainte Tenaille nous a décloués
    et nous avons erré dans la montagne
    emportant les vases sacrés
    il y avait des fruits sauvages
    nous les avons apprivoisés… baptisés
    et puis nous les avons mangés
    et nous avons marché marché
    jusqu’à un tout petit village
    où dans sa grande automobile
    saint Christophe nous attendait
    ah quelle terrible chaleur et quelle soif il faisait
    tout nu dans le spider
    saint Sébastien pleurait
    ils l’avaient planté de banderilles
    il ne pouvait pas les enlever
    sainte Tenaille s’était endormie…
    pas moyen de la réveiller…
    saint Sébastien s’impatientait…
    on est allé chez un médecin…
    mais la porte était défoncée… toute la maison saccagée
    et là Saint-Père horreur nous vîmes
    comme nous vous voyons Saint-Père
    comme nous vous voyons
    nous vîmes le médecin et sa dame
    suspendus à la suspension
    horreur Saint-Père horreur nous vîmes
    sur le carreau de la cuisine
    les trente-deux filles du médecin
    éventrées par les miliciens
    horreur Saint-Père horreur nous vîmes
    un homme étrange qui grelottait
    on aurait dit un grand poulet
    un grand poulet qui sanglotait
    c’était l’ange gardien des jeunes filles
    plumé vif par les miliciens
    horreur Saint-Père horreur nous vîmes
    la bienheureuse sainte Albumine dans une bouteille emprisonnée
    et tout en haut du haut de l’église
    la bienheureuse sainte Camomille empalée sur le clocher
    horreur Saint-Père horreur nous vîmes aussi…
    …mais soudain midi sonne
    on entend un grand bourdonnement
    c’est le ventre des prélats espagnols qui grogne
    qui grogne parce qu’il n’est pas content
    Bon appétit mes agneaux
    bon appétit mes brebis
    vous me direz la suite au dessert dit le Saint-Père et la délégation des malheureux prélats carbonisés miraculés béatifiés et affamés se précipite vers la grande salle où est préparé le banquet
    le pape reste seul ou plutôt se croit seul car il ne voit pas le veilleur de nuit planqué dans l’ombre et qui sourit et comme les gens qui sont seuls qui n’ont rien à faire et qui font n’importe quoi pour passer le temps le pape se ronge doucement les ongles machinalement
    et puis avec son pied il aplatit le tapis qui fait des plis et puis il bâille
    et puis croisant la jambe droite sur la jambe gauche il se tapote avec la main le bas du genou pour voir si les réflexes vont bien et puis il réfléchit
    et toute réflexion faite il constate que pour ce qui est des réflexes c’est presque tout à fait complètement fini
    soudain une voix
    une voix venant de très loin
    une voix désolante
    une voix d’os
    une voix morte
    la voix d’un vieux ventriloque crevé depuis des milliers d’années
    et qui dans le fond de sa tombe continue à ventriloquer
    Allô allô Radio-Séville
    Allô allô Radio-charnier
    c’est le général Quiépo micro de Llano qui postillonne à la radio
    Pour un nationaliste tué je tuerai dix marxistes… et s’il ne s’en trouve pas assez je déterrerai les morts pour les fusiller…
    et cette atroce voix cariée
    cette voix pouacre… cette voix nécrologique religieuse soldatesque vermineuse néo-mauresque
    cette voix capitaliste
    cette voix obscène cette voix hidéaliste
    Cette voix parle pour la vermine du monde entier et la vermine du monde entier l’écoute et elle lui répond en hurlant
    alors le veilleur de nuit entend le vrai cantique du Vatican
    la lugubre complaine des prêtres
    le cliquetis des baïonnettes
    la sonnette du saint sacrement
    et le bruit des boîtes à pansements
    l’affreuse clameur des possédants
    en chœur
    avec le chœur des bourreaux qui demandent justice en chœur
    avec le chœur des repus qui hurlent qu’ils ont faim en chœur
    avec les égorgeurs qui crient à l’assassin en chœur
    avec les litanies des hommes aux globules noirs en chœur
    avec les vieux cantiques des vieux bourreurs de mou en chœur
    avec les abominables choristes chantant l’abominable opéra sinistre
    Sacré-Cœur de Jésus ayez pitié de nous mais comme il connaît la chanson le pape en a marre et tourne le bouton silence
    silence troublé par une discrète petite toux c’est le veilleur qui fait hum… hum… histoire de montrer qu’il est là
    et le Saint-Père un peu étonné fait celui qui ne le voit pas il met sa tête entre ses mains… il se recueille et tout en marmonnant un petit notre-père-qui-êtes-aux-cieux
    à travers ses doigts entrouverts il regarde à quel genre d’homme il a affaire et comme l’homme est plutôt mal fringue le Saint-Père est un peu inquiet et il se dit Quel est cet homme que me veut-il comment est-il entré ici c’est peut-être un dévoyé un anarchiste un terroriste un illuminé un trotskyste
    dans les méninges papales l’étonnement la crainte et la curiosité se baladent en liberté et le Saint-Père continue sa prière Que votre volonté soit faite… c’est peut-être cette vache d’évêque qui l’a envoyé pour me sectionner le gésier s’il fait un pas de plus je tire sur la sonnette pour appeler les carabiniers… sur la terre comme au ciel… il n’a pourtant pas l’air mauvais… c’est peut-être un gros industriel du textile qui vient pour que je casse le mariage de sa fille et s’est déguisé en loqueteux pour que je lui fasse un prix… donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien… si tu crois m’avoir c’est moi qui t’aurai mon vieux… pater noster qui êtes aux deux… peut-être que c’est un de mes fils naturels… il va m’appeler papa me demander des ronds… me voilà dans de beaux draps… quel dommage qu’on ne soit plus au temps des Borgia au temps des oubliettes et des petits flacons… ne nous laissez pas succomber à la tentation… je vais tout de même lui poser quelques questions… sed libéra nos a malo amen… Quel bon vent vous amène mon ami Je n’aime pas la prière dit le veilleur de nuit ça fait un sale petit bruit un sale petit bruit de poussière on dirait qu’on bat les tapis
    tout de même je vous en prie Saint-Père comme on dit
    je vous en prie ne m’appelez pas votre ami
    gardez vos distances
    je ne suis pas venu vous baiser l’anneau
    gardez votre truc sur la tête moi je garderai ma casquette vous me demandez quel bon vent m’amène je suis venu à pied le vent était mauvais mais tout de même entre parenthèses quel drôle de chapeau vous portez j’ai répondu à votre question répondez à la mienne où est le panier
    Le panier répond le Saint-Père qui ne sait que faire que dire que penser quel panier
    Quand un pâtissier dit le veilleur
    quand un pâtissier va livrer en ville une pièce montée…
    un grand gâteau de noces ou d’anniversaire… il met la
    pièce montée dans un panier… il met le panier sur sa tête…
    il s’en va là où il doit aller… il s’en revient la course faite
    le panier à la main et ceux qui le voient passer disent
    Voilà un pâtissier parce qu’un pâtissier c’est quelqu’un…
    quelqu’un qui ressemble à quelque chose…
    tandis que toi
    tu ne ressembles à rien
    comme un vieux gâte-sauce absurde et morne
    comme un vieux faux pâtissier funèbre qui aurait revêtu
    on ne sait pas trop pourquoi la robe de la mariée tu portes
    sérieusement gravement posée sur ta tête la pièce montée I
    et tu n’oses pas la bouger cette tête de crainte de voir la
    crème dégouliner et tu restes là assis sans bouger de crainte
    de voir la robe se déchirer de crainte de laisser voir aux
    autres
    le personnage tel qu’il est le grand pâtissier sans panier
    le grand homme sans spécialité possédant toutes les qualités
    le grand homme pauvre comme Job riche comme Crésus
    utile comme la paille dans l’acier
    le grand homme irréprochable incorruptible invulnérable infaillible imperméable insubmersible et vénérable et vénéré et admirable et admiré et considérable et considéré et respectable et respecté respecté
    voilà le grand mot lâché le respect
    et le veilleur de nuit s’esclaffe le respect
    il s’esclaffe comme une girafe il se tord comme une baleine
    et son rire c’est comme le rire nègre des nègres comme le fou rire des fous comme le rire enfantin des enfants des enfants c’est le rire brut le rire qui secoue
    le vrai fou rire vraiment comme le vrai fou rire du printemps
    vous savez quand le printemps arrive à toute vitesse en
    chantant à tue-tête
    le printemps fou
    le printemps un peu saoul
    et tellement content
    le printemps
    il a sur l’oreille la grande fleur qu’on appelle soleil une fille toute neuve toute joyeuse toute nue dans les bras
    il marche sur la nouvelle herbe
    et la nouvelle herbe frémit sous la caresse de ses pas
    la fille est jolie comme un rêve
    tellement jolie
    que le printemps lui-même n’en revient pas elle tient dans sa main un oiseau nouveau c’est l’oiseau de la jeunesse
    l’oiseau qui rit aux éclats
    «et voilà le pape qui pousse un long cri de détresse et
    qui pique une tête et qui roule à terre et qui pique une
    crise et qui se relève en hurlant
    il a reçu un éclat de rire dans l’œil
    et, continuant son hurlement il tourne autour de son
    fauteuil en courant
    poursuivi par l’oiseau moqueur
    l’oiseau qui rit comme un enfant
    Allez laisse
    dit le veilleur à l’oiseau
    laisse c’est un vieux
    sauve-toi… va-t’en…
    l’oiseau s’envole par la fenêtre
    l’oiseau s’envole vers les pays chauds
    et le pape reprend son souffle et ses saints esprits
    Sauf le respect que je ne vous dois pas Saint-Père comme
    on dit vous ressemblez à un vieux voyageur de première
    Et pourquoi donc… demande le Saint-Père intrigué et
    confus tout en s’assurant d’un petit regard inquiet et
    circulaire que l’oiseau est bien parti
    Quand un vieux voyageur dit le veilleur
    quand un vieux voyageur de première passant pour
    prendre l’air sa vieille tête par la portière reçoit dans
    l’œil une escarbille…
    mais le pape l’interrompt
    Ah foutez-moi la paix à la fin
    je ne suis tout de même pas arrivé à mon âge et à ma haute situation pour me laisser emmerder par un malheureux petit libre penseur de rien du tout venu je ne sais d’où
    Je ne suis pas libre penseur dit le veilleur je suis athée
    Hein quoi dit le Saint-Père
    et l’autre dans le tuyau de son oreille
    l’autre se met à gueuler
    Allô allô Saint-Père vous m’entendez
    athée
    A comme absolument athée
    T comme totalement athée
    H comme hermétiquement athée
    É accent aigu comme étonnamment athée
    E comme entièrement athée
    pas libre penseur
    athée
    il y a une nuance
    mais toi les nuances tu t’en balances et puis dans le fond ce que je t’en dis… j’étais venu pour te voir je t’ai vu ça me suffit…
    et le veilleur fait le .geste de s’en aller mais le successeur de saint lance-Pierre de saint lance-Paul et de saint lance-flammes lui met doucement la main sur l’épaule et le regarde avec une compatissante tristesse simulée d’une façon si parfaite que le saint simulateur professionnel pris lui-même par le ronron de sa simulation verse les authentiques larmes de la bonté de l’humilité de la résignation et de la désolation et il gémit
    Poussière tout n’est que poussière et tout retournera en poussière
    Tais-toi dit le veilleur
    tu parles comme un aspirateur
    alors le secrétaire général de la chrétienté s’arrête de philosopher
    et fusillant le veilleur du regard
    en secouant sa noble tête de vieillard sur son goitre
    somptueux
    il entonne d’une voix grave les Commandements de Dieu
    Garde à vous
    repos éternel
    garde à vous
    garde à vous
    l’arme à la bretelle
    en avant marche et paix sur la terre aux hommes de benne volonté section halte
    couchez-vous… aplatissez-vous… humiliez-vous…
    enfouissez-vous…
    rampez
    garde à vous garde à vous
    contre tous ceux qui osent lever la tête
    feu à volonté
    mais soudain le Saint-Père cesse de gesticuler
    et voit en face de lui
    le veilleur déguisé en Saint-Père
    et ce sans aucun doute pour se foutre de lui
    le veilleur déguisé en Saint-Père avec comme lui une
    tiare sur la tête et qui comme lui fait de grands gestes
    en poussant de grands cris
    blême de rage
    rouge de honte
    vert-de-gris
    le pape se jette sur son ennemi avanti avanti
    et le voilà le nez ensanglanté…
    sur la glace où le Saint-Pèce s’est cogné contre son
    auguste reflet de Saint-Père
    il y a une petite tache de sang
    une petite tache de sang inodore incolore sans saveur un simulacre de tache de sang pour ce qui est du veilleur il est parti depuis longtemps eh oui
    ça fait déjà un bon quart d’heure…
    un bon quart d’heure qu’il est parti
    laissant le pape avec ses grandes manœuvres
    ses grandes orgues ses petits ennuis
    le pape seul dans la grande salle de son Vatican
    seul
    comme au milieu d’une assiette sale un vieux cure-dents dans la rue la nuit est tombée et le veilleur marche dans la rue dans la nuit
    il tombe une toute petite pluie
    sa lanterne est allumée
    quelqu’un court derrière lui
    Û se retourne et voit dans la lumière
    un chat de gouttière
    et le veilleur de nuit s’arrête
    le chat aussi
    Tu devrais venir par là dit le chat
    il y a un oiseau blessé
    des fois que tu serais vétérinaire
    on ne sait jamais
    il doit venir de très loin cet oiseau
    ses ailes étaient couvertes de poussière
    il volait
    il saignait
    et puis il est tombé très vite comme ça d’un seul coup
    comme une pierre
    j’ai sauté dessus pour le manger
    mais il s’est mis à chanter
    et sa chanson était si belle
    que je me suis privé de dîner
    Je crois que je le connais dit le veilleur
    et le voilà parti avec le chat de gouttière
    sous la pluie
    ils arrivent sur une petite place
    C’est là dit le chat
    C’est ici dit le veilleur
    je m’en doutais
    il se baisse et ramasse l’oiseau
    Je crois qu’il en a pris un bon coup dit le chat
    son aile gauche est arrachée
    il n’en a pas pour longtemps
    Ta gueule dit le veilleur
    le chat comprend qu’il faut se taire
    il se tait
    et dans la main du veilleur l’oiseau de la jeunesse
    commence à délirer
    Ah ça m’embêterait de mourir
    j’ai vu des choses si belles… si terribles… si vivantes… et puis des choses si drôles si étonnantes
    ah ça m’embêterait de mourir j’ai un tas de choses à dire et puis j’ai envie de rire… j’ai envie de chanter… Tais-toi dit le veilleur tais-toi si tu veux guérir Mais puisque je te dis que j’ai vu des choses… et l’oiseau se retourne dans la main du veilleur comme un malade dans son ht x le chat inquiet fronce les sourcils l’oiseau raconte Je volais très vite si vite et je voyais je voyais…
    …au-dessus des Baléares j’ai vu l’été qui s’en allait et sur le bord de la mer
    la Catalogne qui bougeait et partout des vivants… des garçons et des filles qui se préparaient à mourir et qui riaient… j’ai vu
    la première neige sur Madrid
    la première neige sur un décor de suie de cendres et
    de sang
    et j’ai revu celle qui était si belle
    la jolie fille du printemps
    elle était debout au milieu de l’hiver
    elle tenait à la main une cartouche de dynamite
    ses espadrilles prenaient l’eau
    le roleil qu’elle portait sur l’oreille
    était d’un rouge éclatant
    c’était la fleur de la guerre civile
    la fleur vivante comme un sourire
    la fleur rouge de la liberté
    doucement j’ai volé autour d’elle
    sous son sein gauche son cœur battait
    et tout le monde l’entendait battre
    le cœur de la révolution
    ce cœur que rien ne peut empêcher de battre
    que rien… personne ne peut empêcher d’abattre ceux qui
    veulent l’empêcher de battre… de se battre…
    de battre… de battre…
    Ne t’excite pas comme ça dit le veilleur
    tu as la fièvre
    tu saignes
    ton aile est arrachée
    essaie de dormir… laisse-moi faire…
    je te guérirai
    et le veilleur s’en va la casquette sur la tête l’oiseau blessé dans le creux de la main le chat de gouttière tient la lanterne et il leur montre le chemin.

    1936.

    Dernière publication sur 1.Bonjour de Sougueur : Mon bébé, Justin, me manque beaucoup

  45. Artisans de l'ombre Dit :

    La gloire
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    Coiffée d’un diadème d’épines
    Et des éperons plein les talons
    Toute nue sous son manteau d’hermine
    La femme à barbe entre au salon
    Je suis la grandeur d’âme
    Je donne des leçons de diction
    Des leçons de prédication de claudication de prédiction de malédiction de persécution de soustraction de multiplication de bénédiction de crucifixion de moralisation de mobilisation de distinction de mutilation d’autodestruction et d’imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ avec le programme complet de la soirée et la photographie de tous les grands hommes qui ont joué dans la pièce et en prime je donne la clef des singes publiée sous la haute direction d’un célèbre anthropopithèque national
    Et aussi le manuel du parfait gradé
    Le Kamasoutra expurgé
    Et la liste complète et officielle
    De tous les lots non réclamés
    Et aussi un catéchisme de persévérance
    Et douze bouteilles d’eau minérale
    Avec la petite clef spéciale
    Qui sert à les déboucher.

    Dernière publication sur 1.Bonjour de Sougueur : Mon bébé, Justin, me manque beaucoup

  46. Artisans de l'ombre Dit :

    La grasse matinée
    Jacques PRÉVERT
    Recueil : « Paroles »
    Il est terrible
    le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain
    il est terrible ce bruit
    quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim
    elle est terrible aussi la tête de l’homme
    la tête de l’homme qui a faim
    quand il se regarde à six heures du matin
    dans la glace du grand magasin
    une tête couleur de poussière
    ce n’est pas sa tête pourtant qu’il regarde
    dans la vitrine de chez Potin
    il s’en fout de sa tête l’homme
    il n’y pense pas
    il songe
    il imagine une autre tête
    une tête de veau par exemple
    avec une sauce de vinaigre
    ou une tête de n’importe quoi qui se mange
    et il remue doucement la mâchoire
    doucement
    et il grince des dents doucement
    car le monde se paye sa tête
    et il ne peut rien contre ce monde
    et il compte sur ses doigts un deux trois
    un deux trois
    cela fait trois jours qu’il n’a pas mangé
    et il a beau se répéter depuis trois jours
    Ça ne peut pas durer
    ça dure
    trois jours
    trois nuits
    sans manger
    et derrière ces vitres
    ces pâtés ces bouteilles ces conserves
    poissons morts protégés par les boîtes
    boîtes protégées par les vitres
    vitres protégées par les flics
    flics protégés par la crainte
    que de barricades pour six malheureuses sardines..
    Un peu plus loin le bistro
    café-crème et croissants chauds
    l’homme titube
    et dans l’intérieur de sa tête
    un brouillard de mots
    un brouillard de mots
    sardines à manger
    œuf dur café-crème
    café arrosé rhum
    café-crème
    café-crème
    café-crime arrosé sang!…
    Un homme très estimé dans son quartier
    a été égorgé en plein jour
    l’assassin le vagabond lui a volé
    deux francs
    soit un café arrosé
    zéro franc soixante-dix
    deux tartines beurrées
    et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.

    Il est terrible
    le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain
    il est terrible ce bruit
    quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim.

    Dernière publication sur 1.Bonjour de Sougueur : Mon bébé, Justin, me manque beaucoup

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