des colons animés par une furia exterminatrice, nous avons demandé à Jean-Pierre Peyroulou, historien et collaborateur de la revue « Esprit »,, de nous faire part des résultats auxquels il a abouti au terme de son enquête très circonstanciée sur ces tragiques événements, résultats consignés dans son ouvrage paru aux éditions de La Découverte, sous le titre « Guelma 1945, une subversion française dans l’Algérie coloniale ».
Omar Merzoug : Jean-Pierre Peyroulou, vous êtes historien et vous consacrez un ouvrage très circonstancié aux événements de mai 1945 en Algérie, à Guelma et sa région, je voudrais d’abord vous demander ce qui motive votre intérêt pour cette période précise de l’histoire commune des deux pays
Jean-Pierre Peyroulou : J’ai commencé à m’intéresser d’abord à l’Algérie des années 1990, en m’intéressant aux violences, à l’amnistie, aux disparitions forcées, et, de fil en aiguille, j’en suis arrivé à l’Algérie coloniale, sujet de ma thèse. Je souhaitais donner une profondeur historique aux violences auxquelles l’Algérie était confrontée. Il faut naturellement bien faire la différence entre d’une part les violences de la guerre civile qui tiennent aux rapports des Algériens à l’Etat, à la question de la nation, de la rente, à un contexte international qui n’a rien à voir avec celui de la décolonisation des années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale et d’autre part la période de l’Algérie coloniale où le problème de la violence reposait sur des relations entre des groupes humains qui ont été mis en présence par l’histoire au cours du XIXe siècle et poursuivant des buts différents.
O.M.: Votre ouvrage est sous-titré « une subversion coloniale dans l’Algérie française»,est-ce votre thèse ?
J-P.P.: En effet. D’habitude quand on évoque les événements qui se sont produits à l’occasion de la victoire des Alliés en Algérie, à Sétif et à Guelma, on considère qu’on est en présence d’une insurrection nationaliste réprimée alors avec des moyens militaires exceptionnels par la puissance coloniale française. De plus, les historiens ont tendance à faire de ces événements un prélude au 1er novembre 1954. Je crois qu’il faut en réalité examiner différemment les choses. Comme le fut la Guerre d’Algérie : il faut lire le 8 mai 1945 comme un événement multidimensionnel ; il y a eu à Sétif une manifestation nationaliste organisée par le Parti du peuple algérien (PPA) de Messali Hadj (1899-1974) qui été réprimée par la police française, manifestation qui a dégénéré en émeutes. Celles-ci furent suivies presque immédiatement d’un soulèvement des populations paysannes misérables, notamment dans le nord de Sétif. Cette insurrection est l’expression de la solidarité musulmane : des Algériens sont tués à Sétif par des Français, on tue donc les premiers Français rencontrés dans ces régions qui sont faiblement colonisées. Les jours suivants, l’Armée française entre en action avec des moyens lourds, aviation, tirs depuis Béjaïa par la marine française, actions de l’infanterie qui se traduisent par plusieurs milliers de victimes, (on n’en connaît pas le chiffre exact) sur des populations totalement désarmées ou armées uniquement d’outils agricoles. Je veux insister sur le fait qu’à Guelma on assiste à des événements d’une nature assez différente dans la mesure où, s’il y a bien une manifestation qui y est organisée par le PPA dans l’après-midi du 8 mai 1945, cette manifestation ne fait pas un seul mort européen ni dans la ville même ni dans les campagnes environnantes, à la différence de Sétif. Le seul mort à déplorer est imputable à la répression de la manifestation sous la conduite du sous-préfet André Achiary. Et on assiste au contraire dans les jours qui vont suivre, dans un contexte de peur et de panique, à un phénomène très différent d’une insurrection nationaliste ou à un djihad, mais à un mouvement de subversion des Européens, à la création d’institutions parfaitement illégales qui mettent de facto de côté les institutions légales qui jusque-là fonctionnaient, et ce pendant plusieurs semaines : un comité assurant la direction de la milice mettant sur la touche le maire, une cour composé de civils remplaçant le tribunal, de même qu’un comité de vigilance rassemble les Européens venant soutenir les miliciens, le tout avec le soutien des pouvoirs civils départementaux. Le déclenchement des événements n’est donc pas imputable aux nationalistes algériens mais aux Français. C’est pourquoi j’utilise le terme de « subversion » pour caractériser la nature de ces événements meurtriers. Bien sûr, l’on ne peut comprendre la réaction européenne qui prend la forme d’un massacre, durant les semaines suivant le 8 mai, sans considérer la très forte poussée du nationalisme algérien : Guelma est alors une ville de 20.000 habitants parmi lesquels 4500 Européens, la population musulmane adhère en masse aux AML, le mouvement de Ferhat Abbas, un nationaliste fédéraliste à l’époque, mais qui dans la pratique était dominé par les nationalistes radicaux du PPA.
O.M.: Mais comment pourrait-on proprement qualifier ces événements qui font l’objet de votre ouvrage, est-ce que c’est une jacquerie, une insurrection nationaliste qui préfigurerait novembre 54, « subversion fasciste » disent les staliniens du Parti Communiste Algérien, djihad ?
J-P.P.: On en est présence d’une poussée du nationalisme depuis fin 1942-début 1943 quand Ferhat Abbas propose aux autorités françaises un manifeste dans lequel il souhaite, une fois obtenue la victoire des puissances alliées, une Algérie fédérée à la France. Ces idées sont largement diffusées dans les petites villes et les campagnes, non pas par les partisans ou les proches de Ferhat Abbas (1899-1985), mais par les nationalistes du PPA. Je crois qu’il faut retenir deux idées. D’abord à Sétif, il est difficile d’attribuer les violences au PPA ou aux AML, les populations réagissent dans la région essentiellement par le sentiment de solidarité entre musulmans et sous l’effet de la faim qui exacerbe les tensions. On a là un soulèvement spontané qui obéit largement à des référents religieux, langage auquel recourt spontanément la paysannerie pour exprimer sa révolte, sa misère et le sentiment de solidarité avec les victimes de Sétif. Or, à Guelma, on n’est pas du tout dans la même configuration, dans la mesure où il n’y a pas de véritable insurrection des Algériens. Il y a, en tout et pour tout, 112 Européens qui sont tués, 90 à Sétif et sa région, et 12 à Guelma et sa région le 9 et le 10 mai, mais il n’y a pas à Guelma, à la différence de Sétif, de mobilisation collective des douars contre les Européens, sinon il y aurait eu beaucoup plus de morts européens, car les campagnes étaient plus colonisées dans la plaine de Guelma que dans les montagnes de la petite kabylie au nord de Sétif. Dans ces conditions, on ne saurait parler ni d’insurrection nationaliste ni de soulèvement spontané de la paysannerie dans la région de Guelma. J’utiliserai pour ma part le terme de subversion. Il y a eu une réaction collective et violente des civils européens à la poussée du nationalisme algérien. Elle a pris une forme subversive qui poursuivait deux buts. Le premier visait à desserrer l’étau politique, démographique, économique : 16.000 Algériens collectivement acquis au PPA, 4500 Français et dans les campagnes, même s’il y avait des zones d’implantation européenne assez dense dans les communes autour de Guelma, les campagnes étaient peuplées d’Algériens de plus en plus politisés et de plus en plus nombreux à acquérir des terres. Il faut relever le fait que le mouvement de reconquête de la terre par les Algériens a précédé l’essor du nationalisme. Pour l’ensemble de l’Algérie, le solde des ventes de terres est favorable aux Algériens à partir de 1941. Dans mon essai, je montre que dans la région de Guelma, le renversement s’opère plus tôt : le solde devient favorable aux Algériens dès les années qui suivent la Première Guerre mondiale. Les Français sont donc sur la défensive : c’est une minorité de plus en plus minoritaire sur tous les plans. Si on ajoute à cela les réformes du Comité français de Libération nationale (CFLN) visant à étendre la nationalité française sans abandon du statut musulman pour 70 000 à 80 000 Français musulmans, par l’ordonnance du 7 mars 1944, dans ces petites ou moyennes communes du Constantinois, les nationalistes peuvent être en mesure d’emporter les municipalités en 1945, peut-être pas à Guelma même, encore que ça ne soit totalement impossible, mais dans les petites communes voisines. Il faut donc faire échec à cette politique de réformes du CFLN puis du GPRF. Par la violence, les Français de la région espèrent rompre la pression nationaliste et faire échec aux réformes. La ville de Guelma est purgée de ses nationalistes : ils sont assassinés, puis les corps sont brûlés pour les dérober aux pouvoirs publics métropolitains.
O.M.: Est-ce que la réaction européenne, les massacres, la constitution de milices, d’institutions illégales, peuvent être lues par l’historien comme une préfiguration de ce que sera l’OAS ?
J-P.P.: On est en présence dans la région d’une « OAS des champs ». Il y a toutefois deux différences avec l’OAS de 1961-1962. D’abord les Européens, contrairement à ce qui se passa la fin de la Guerre d’Algérie, ne s’en prennent pas à des agents de la force publique française ou à des militaires. Ensuite, il n’y a pas en 1945, et la différence est de taille, une partie de l’Armée française qui bascule dans le camp de la subversion comme ce fut le cas en 1961-1962. En revanche, au nombre des points communs, il faut compter la création d’institutions illégales qui supplantent les institutions légales, la collusion des pouvoirs civils locaux (le préfet de Constantine, le sous-préfet de Guelma, André Achiary légitiment la subversion) et les miliciens. Enfin, la police et la gendarmerie rejoignent la subversion. La question est de savoir pourquoi cela se produisit dans le département de Constantine. Nous sommes dans un département où une très large majorité de la population était algérienne à la différence de la Mitidja ou dans l’Oranais où il y avait une forte présence coloniale française. Les Français ressentaient la précarité de leur présence dans ces petites villes de Constantinois. A Bône (Annaba), à Constantine, il y avait un appareil d’Etat, une police, des forces armées; l’ordre était assuré, les structures de l’Etat français bien en place. Dans ces petites villes comme Guelma, ce n’était pas tout à fait le cas. C’est du reste pourquoi les Européens s’armèrent. Parmi eux, et beaucoup plus tôt que parmi les citadins des métropoles algériennes, éclot la conviction que l’Algérie française est en train de leur filer entre les doigts en raison de l’évolution des équilibres démographiques et sociaux, de la montée du nationalisme, des débuts de la décolonisation dans le monde. L’ONU reconnaît au printemps 1945 le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ainsi la colonisation n’est plus présentée comme une entreprise légitime. Tout cela explique en effet que les Français de ces petites villes du Constantinois se trouvent dans une situation assez comparable à celle que les Français des grandes villes connaîtront à la fin de la Guerre d’Algérie, au moment où l’Algérie accède à l’indépendance.
O.M.: Le 8 mai 1945 a suscité quelque tension entre les gouvernements algérien et français. Le président Bouteflika a demandé à la France de reconnaître les massacres, le génocide, le crime contre l’humanité, que pensez-vous de cette polémique et pourquoi revient-elle de manière récurrente ?
J-P. P.: En effet, le 8 mai 1945 a fait irruption sur la scène politique à l’occasion des commémorations de cette journée en 1995. On assiste à l’instrumentalisation d’ailleurs par les Etats français et algérien, de façon différente d’un moment de l’histoire. Le premier pour en dénier l’importance. Pendant longtemps le chiffre officiel des victimes était d’un peu plus 1200 morts algériens, il y là à l’évidence une sous-estimation du nombre des victimes. Du côté algérien, les choses sont plus complexes : le 8 mai présentait l’inconvénient d’évoquer le rôle de personnages autour desquels l’amnésie avait été organisée. Ferhat Abbas, et surtout, Messali Hadj. Le 8 mai 1945 renvoyait à l’idée d’un nationalisme pluriel que l’on ne souhaitait pas rappeler à l’époque du parti unique. Or, le déchaînement des violences à partir de 1992 remettait en question la vulgate nationaliste tirée du 1er novembre 1954. Comme cet événement n’était plus de pouvoir légitimant, il fallait lui en substituer un autre. Ce fut le 8 mai 1945. Enfin, en 1995, il ne s’agissait surtout pas d’abandonner la bannière du nationalisme algérien aux islamistes. Ce qui obligeait le pouvoir algérien à procéder à une surenchère sur le 8 mai 1945 et à monter en épingle, les massacres qui devenaient du coup «un génocide». Le 8 mai 1945 permet de continuer de stigmatiser le colonisateur d’hier. Il a eu raison du projet de traité d’amitié qu’espérait J. Chirac et qu’A. Bouteflika et N. Sarkozy ont abandonné.
Le contentieux historique ne porte plus sur la guerre d’indépendance mais sur la colonisation que l’événement, 8 mai 1945 à Sétif et à Guelma, a fini par incarner, à simplifier et à représenter.
* Ecrivain et philosophe
30 juillet 2013
Omar Merzoug