Trente huit ans après la Palme d’Or de Lakhdar Hamina pour les Chroniques des années de braises, ce dernier demeure le seul fait d’Armes du «cinéma algérien» à Cannes.
«Le cinéma algérien» serait-il en crise ? Tout laisse croire que oui. Ou plutôt tout le monde semble l’affirmer. Un constat partagé par presque tous les observateurs et répandu autant par le discours médiatique que par les hommes du métier. Sur ce sujet, on ne peut pas échapper à une certaine nostalgie. Une nostalgie d’une Algérie qui va au cinéma, qui remplit des salles obscures et qui se passionne pour les films. Mais ça, c’était avant ! Désormais, les salles sont délaissées sinon vides. Le cœur n’y est plus ! Il est ailleurs.
On nous parle de crise. «La crise !» La santé. L’éducation. L’industrie. Pourquoi le cinéma serait-il une exception ? «Le cinéma algérien» est donc en crise. C’est ainsi qu’on a décidé ! Mais pour qu’il soit en crise, ne faudrait-il pas d’abord qu’il eût existé ? On parle de nos jours de «cinéma algérien», comme si cela allait de soi ou comme si c’était une évidence irréfutable. Dans le cas du «cinéma algérien», une question mérite d’être posée d’emblée : Un cinéma national peut-il se résumer à un ensemble de films ? Au-delà du débat sur «l’Algérianité» de la production distribuée en Algérie alors que seul le réalisateur du film est originaire du pays ou autres coproductions des années soixante-dix, dont seul le financement était algérien, peut-on parler de cinématographie en Algérie, tel que le concept est compris, dans ses dimensions industrielles, symboliques et organisationnelles ?
Sur un plan symbolique, le cinéma national est celui qui engagerait un processus d’appropriation/appartenance entre l’objet qu’est le cinéma et le groupe national. Il devient le produit du groupe et son «miroir» où se reconnait ce dernier. Sur un plan organisationnel, un cinéma devrait mettre en relation des acteurs institutionnels et privés divers, reliés dans la création cinématographique, mais aussi impliqués dans la production des films, la diffusion, et la réception. En Algérie, depuis 1962, des «hommes proclamés du métier» se sont réunis, souvent autour d’un projet et une vision imposés, pour former un rassemblement : «le milieu du cinéma algérien», qui est devenu, par impertinence ou par complaisance, «cinéma algérien».
Il est impossible, comme le souligne Rachid Boudjedra dans une des premières histographies du «cinéma algérien»1 , de faire une étude sur le cinéma en Algérie sans faire intervenir un élément fondamental : la guerre de libération et l’Histoire nationale. Contester «le mythe» du cinéma algérien revient, presque souvent, à remettre en cause un discours de légitimation d’une certaine élite et d’une certaine époque. L’Algérien, de ces fameuses années où «tout était mieux», fut-il vraiment ce cinéphile intelligent, dont la subtilité artistique n’avait d’égale que son sens des responsabilités, que l’on essaye de nous vendre ? Faut-il rappeler l’échec commercial de films comme Vents des Aurès de Hamina, Z de Costa Gavras ou encore Le Moineau de Youcef Chahine ? Pourtant, tous, d’une manière ou d’une autre, sont des productions algériennes. De ces années-là, deux films seulement, La bataille d’Alger de Pontecorvo et Hassan Terro de Hamina, ont été amortis.
Par insolence, ou bien poussé par un sens développé de la contradiction ou tout simplement motivé par une pure objectivité, Rachid Boudjedra, dans son essai précoce sur le cinéma algérien, nous dresse un tableau noir et assez inhabituelle sur la figure du cinéphile algérien des années Souk el-Fellah : «Le public algérien délaissait les films nationaux au profit de sous-produits américains, égyptiens, et hindous. Encore que ces deux derniers, qui ont l’avantage de parler en arabe, ne sont projetés que dans une seule salle, à Alger où on dénombre des dizaines de salles spécialisés dans les films occidentaux les plus mauvais. [ ] Aucun (de ces films) ne pouvait normalement être accepté dans un pays socialiste : film de gangsters, de crimes et de sexe, décriés bien sûr, mais qui tentaient toujours l’affiche. Entre 1963 et 1965, quelques tentatives ont été faites pour élever le niveau des programmes dans les cinémas algériens, en projetant des films politiquement engagés venus des pays socialistes et d’ailleurs. Le résultat a été catastrophique, à tel point qu’on a vite arrêté l’expérience et que l’on est revenu aux westerns de seconde zone, aux comiques français les plus médiocres et aux films policiers importés des U.S.A.»2
Pourquoi donc parler de crise seulement aujourd’hui ? Dans les rues d’Alger comme dans les contrées les plus lointaines du pays, des piles de DVD et de CD-Rom S’entassent dans «des vidéothèques», des cybercafés, et parfois même dans la rue, entre le vendeur du pain et celui du persil. On y trouve les dernières sorties mondiales, des blockbusters américains essentiellement, mais pas seulement. Les classiques du cinéma indien et égyptien ne sont pas en reste. Le téléchargement illégal de films et de séries-télé est devenu un sport national. L’Algérien est surement un des pays les plus parabolisés au monde. Le jeune Algérien enchaine les films comme les nuits blanches. Elle est où donc la crise ?!
Voir son film sur téléphone ou son poste de télévision est aussi une pratique «cinéphilique». Ce n’est pas parce qu’on va moins en salle de cinéma que l’on est pour autant moins cinéphiles.
Ce serait une sorte de discours générationnel (toujours dans le cadre de l’axiome du «Avant c’était mieux ! «) que de vouloir affirmer le contraire ou de prétendre qu’un film doit être reçu exclusivement dans une salle de cinéma et qu’autrement ça ne serait plus du cinéma. Ce ne sont pas les gens – les jeunes en particulier- qui sont moins cinéphiles que leurs ainés des années soixante et soixante-dix, mais c’est plutôt le cinéma qui s’est métamorphosé avec l’apparition de nouveaux médiums d’exposition. Ainsi, une redéfinition de l’expérience cinématographique s’impose désormais.
Si crise il y a, elle serait celle de l’industrie du film en Algérie, celle du «cinématographique» et non pas celle du «filmique», encore moins celle du «cinéphilique». Elle serait plus profonde, plus structurelle et dont les origines remonteraient plus loin qu’on ne le pense. Parler d’industrie cinématographique en Algérie est aussi farfelu que de parler de démocratie en Corée du Nord ou de Morale dans une banque d’affaires. En revanche, la passion du cinéma, le bon comme le mauvais, reste presque intacte. L’Algérien demeure cinéphile, mais à sa façon. Seulement, il ne porte plus de pantalon à pattes d’éléphant et ne lit plus Algérie actualité. Il ne va pas plus au cinéma ; c’est le cinéma qui vient vers lui. Il est accusé d’un crime dont il ne peut pas se défendre : Il ne ressemble pas à son ainé des années soixante-dix.
* Université d’Oran
1- Rachid Boudjedra, naissance du cinéma algérien, François Maspero, Paris, 1971.
2 Ibid, P. 59.
30 juillet 2013
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