Les politiciens peuvent-ils dire non aux services secrets comme le souhaite John le Carré ? Les services secrets à la différence des autres services, ne peuvent afficher leurs attributs. Ils doivent vivre dans la clandestinité. C’est ce qui fait leur corset. Mais dès qu’ils s’en émancipent, ils deviennent des truands.
Dans une société comme la nôtre, où chacun court après son intérêt personnel, mais où on a de la peine à le reconnaître (on devrait lire Adam Smith et débattre de sa maxime : nous avons moins besoin de nos générosités que de nos intérêts), et que dans ce cas, on ne voit plus très bien qui pourrait se soucier de l’intérêt général (Adam Smith ne confiait pas sa défense à des personnes, politiciens ou encore hommes d’affaires, mais à une chose, un horizon : l’industrie nationale), sinon ceux qui ne peuvent posséder mais qui peuvent diriger. En d’autres termes les services secrets.
Et cela ressemble quelque peu à notre situation. Quelque peu seulement. Nos politiciens, hommes d’affaires et d’administration, gèrent ce qu’il est convenu d’appeler l’intérêt général. Mais comme il est de leur destin de faillir, les services peuvent les écarter sans trop s’impliquer. Un politicien après s’être habitué à un mode de vie peut être écarté, parce qu’il s’est écarté de la voie, de ce qui lui revenait. La justice sera bientôt lâchée à ses trousses, il pourra décamper, disparaître ou être rattrapé par ses méfaits.
Le problème dans notre pays est le suivant : nous programmons la faillite du politique comme moindre mal. La faillite du politique comme mode de succession. Je suis tenté de dire que c’est ce qu’il me semble advenir aujourd’hui en Turquie malheureusement. Comment imaginer que le politique puisse contenir le militaire et ses services secrets ? Le peut-on même aux Etats-Unis, en démocratie politique ? Si les services secrets se logent au cœur du militaire, du complexe militaro-industriel, comment le politique pourrait diriger une nation et tous ses appareils ? Comment le pourrait-on ? Et de là, on pourrait se demander comment donc, un président pourrait-il avoir un sentiment de toute puissance ? Il est assurément parmi les personnes dont chaque pas est compté. Et l’homme étant ce qu’il est, on ira lui préférer la machine Ainsi le monde va, dans une alchimie de narcissismes, de mécanismes, d’affects et d’automatismes.
Revenons à notre pays et essayons de tirer quelques utiles leçons. Un de nos thèmes favoris : la centralisation et la décentralisation. Je crois que dans la phase actuelle, une décentralisation ne pourrait permettre qu’une décentralisation de la corruption et de la marchandisation déjà actives dans certains espaces contenus. Cet argument est aussi l’argument massue des défenseurs de la centralisation. La centralisation a pour objet de centraliser la décision, la responsabilité, soit de réduire le nombre de décideurs et de responsables. Mais pour quoi faire si c’est ensuite, dans des arrangements entre services de sécurité et politiques, pour ne pas être redevables ? On a centralisé pour généraliser l’irresponsabilité ? Effet pervers assurément inacceptable. Limiter le nombre de responsables, oui, mais à condition que cela soit pour qu’ils puissent rendre compte de leurs actes, de leurs agissements devant la communauté. Centraliser alors simplifie considérablement les comptes.
A condition qu’ils puissent servir d’exemple pour le reste des citoyens. Parce que si l’on ne décentralise pas ensuite, cela signifie que le responsable s’est émancipé de l’obligation de rendre des comptes (accountability), que l’exemple n’a pas été suivi, que la norme n’a pas été intériorisée, que l’on a échoué à transformer le sujet pour qui l’on décide étant donné la similitude des situations en citoyen qui participe de la décision dans un monde de plus en plus complexe, et le citoyen en juge, en automate intelligent informé de son intérêt et de celui de sa communauté. Plus tard de l’intérêt du monde.
Afin que la faillite du politique ne soit pas un programme de gouvernement de l’appareil militaro-industriel, il faut un programme politique de partage du savoir, qui fasse que la centralisation ne substitue pas des machines aux hommes.
C’est lorsque la responsabilité sera la mieux partagée que l’engagement collectif sera plus fructueux, que le politique et les services de sécurité retrouveront leurs lettres de noblesse. La responsabilité partagée c’est la confiance retrouvée, c’est la machine au service de l’homme. J’ai parlé du citoyen converti en juge. Mais qu’est ce qu’un juge, ils sont aujourd’hui par ailleurs spécialisés. Il n’y a donc pas un modèle de juge, mais des juges qui traitent d’affaires plus ou moins complexes et spécialisées.
C’est d’abord une machine qui traite automatiquement les cas d’un champ particulier d’une manière semblable. Ensuite, vient la conscience du juge quand il est interpellé par un cas particulier, rare, où il doit faire preuve de ce que l’on appelle l’équité, la justice dans un contexte particulier. Lorsque que le citoyen sera convaincu que chacun s’occupe de ses affaires de manière automatique et que lorsque il sera un cas particulier, il aura le sentiment qu’il sera traité comme tel, alors et alors seulement, il se reposera sur ses institutions et il leur accordera l’attention qu’il doit leur accorder pour les conserver dans cet état. Alors et alors seulement, à l’égard de ses institutions il renoncera à son attitude de passager clandestin.
* (1) « The influence of spies has become too much. It’s time politicians said no » The Guardian, Friday 14 June 2013.
29 juillet 2013
Arezki Derguini