Depuis l’indépendance, l’urbain a entamé une longue évolution d’ensauvagement ; la ville algérienne a perdu de nobles formes d’attitude urbaine. À présent, la règle est institutionnelle, mais elle n’est jamais ramenée à l’indispensable réalité. L’urbain semble en panne d’épanouissement, parce que la règle n’est culturellement pas diffuse.
Des quartiers comme Sid el Houari, algériens à part entière, témoignent encore de l’existence d’une attitude urbaine : celle de la fabrication ordonnancée de la ville, de l’intégration de l’idée du bien-faire dans l’esprit d’une culture développée de la construction.
Le rapport mitigé au patrimoine global d’Algérie complique la sauvegarde de toute forme d’héritage historique, qu’il s’agisse de la Casbah d’Alger ou des villes européennes. Leur sauvegarde se partage entre l’engagement citoyen faible du gouvernant et du gouverné, le sentiment de légitimité historique et la reconnaissance politiquement idéologique. Ce n’est que dans cette optique que nous pouvons espérer comprendre que des quartiers et des villes historiques se détériorent, et que les choses vont au-delà de ce fait que nos Algériens ne se sentent pas directement concernés par l’histoire de certains espaces bâtis anciens ; n’empêche qu’il sont là, qu’il nous appartiennent, et exigent de nous un effort d’entretien.
Les quelques constructions récentes qui ont surgi à des endroits stratégiques dans le quartier Sid el Houari, ne possèdent pas la même valeur architecturale, et ne peuvent en aucun cas être comparées à ce coté élaboré de l’ancien bâti. Ce dernier participe de l’harmonie de l’ensemble ; nous pouvons même supposer qu’il est le produit d’un savoir-faire qui intégrait une longue et vieille tradition vivante que les Français n’ont pas transmis.
Hassan Fethy rend compte de l’importance d’une tradition vivante de la construction ; elle permet à la fois une autonomie des populations et une esthétique digne de l’identité prise non pas dans le sens de l’exclusion, mais plutôt de la proximité avec son propre être collectif.
Tewfik Gerroudj a mis récemment, lors d’une conférence qu’il a tenue dans notre département d’architecture, le doigt sur quelques aspects de la construction européenne à travers le cas des immeubles de la rue des jardins. Comprendre le processus constructif de ces immeubles ne peut que permettre une valorisation de fait du quartier et éviter la cohue de l’image séparée de la technique. L’intégration de l’esprit du déjà-là, et la volonté de moderniser au sens propre du terme, sans tomber forcément dans l’héroïsme technologique, est une issue salvatrice. Seulement, pour y arriver, comme j’ai eu à le préciser, nous avons besoin de maîtres d’ouvrage sensibles au beau, et de maîtres d’œuvre qui connaissent bien leur matière. Autrement dit, il faut que l’Algérie sorte du discours creux des politiques urbaines d’urgence sur fond de planifications constamment inabouties, qu’elle concrétise les plans élaborés à la chaine et qui ne servent apparemment aux collectivités locales que pour l’obtention de budgets qui finissent par être détournés. L’Algérie doit comprendre que l’avenir de la ville est dans la vision forte que portent ses plans, ses maquettes urbaines, que la réalité est l’architecture que nous léguons aux générations futures.
Toutefois, je ne peux me permettre de résumer l’architecture à une question isolée de méthode constructive. Les hommes ont de tout temps édifié, et tout en édifiant ils inscrivaient leurs êtres individuel et collectif dans les lieux investis. Autrement dit, les hommes se réalisaient à travers ce qu’ils fabriquaient, jusqu’à ce que les choses commencent à muter, à s’éloigner de la nature propre de l’homme et de ce qu’il produisait. La dialectique de l’image culturelle et de la technique qui la façonne, occupe le centre même de la question de la fabrication de l’espace. Une seule chose est inerte : l’homme fabrique l’espace pour se fabriquer une idée de lui-même.
Nous ne pouvons élever nos héritages historiques au rang de l’ordre culturel (ordre au sens que Louis I. Kahn (architecte) lui prête : l’ordre étant pour lui l’incarnation des lois de la nature), tant que nous n’avons pas compris la société algérienne, quelles sont ses inspirations et aspirations, quels sont ses besoins réels et ses désirs, et quelle idée se fait-elle surtout d’elle-même ?
Les restaurations biaisées en milieu » européen « , les rajeunissements de façade de notre ville ne sont pas un aboutissement assuré, bien au contraire, ils ne font qu’alambiquer le contexte culturel et identitaire dans la mesure où aucune question de devenir spirituel n’est véritablement posée. Cela veut dire que : » La connaissance des lieux n’est pas qu’objective, qui détermine fortement les comportements. Les pratiques résultent autant, et peut-être plus, de réflexes subjectifs que de considérations rationnelles. » (Jean Michel Bertrand). La technique uniformise plus qu’elle ne suggère, qui plus est lorsqu’elle n’est pas issue d’une expérience localement culturelle. Dès lors, il me semble légitime de poser dans le cas d’Oran en particulier, la question de » qui restaure pour qui ? «
Cette question constitue pour moi une véritable question ; elle ne se contente pas des approches techniques, d’une appréciation formelle. Elle entre dans le mécanisme même du recours intentionnel à l’action entamée : dans ce cas la restauration. A priori, dans le cas d’Oran, le décalage entre le produit en voie de restauration ou ce qui est censé l’être, et la population algérienne dans sa globalité est patent. Ce que nous ignorons tous est 1. la manière avec laquelle tout cela est décidée, 2. quelle est la qualité réelle de ces restaurations (certaines sont d’ailleurs menées par des jeunes fraichement diplômés n’ayant aucune expérience « intellectuelle » en la matière), et quelles sont leurs répercussions sur l’évolution de notre ville ? Ces questions sont d’autant plus déterminantes dans la mesure où d’autres tentatives, comme celle de la grande mosquée d’Oran, se sont révélées effrayantes.
En ce sens, l’intervention en milieu supposé historique nécessite un véritable débat. Il ne peut se limiter aux bureaux feutrés des décideurs, même si nous leur accordons l’avantage d’agir dans les limites du vide que nos architectes n’arrivent pas à combler. En effet, dans ces conditions où la fabrication de la ville demeure l’apanage de la mono-décision, nous ne pouvons évoquer l’existence d’un projet urbain. Les conséquences de cette situation ne sont certes pas rassurantes.
* architecte-docteur en urbanisme
29 juillet 2013
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