Ces avis multiples sont loin d’être décryptés ; on a surtout relayé les voix contradictoires qui se sont élevées jusque là au nom de la morale ou de la liberté d’expression. Ce partage trop simple ne cache-t-il pas d’autres lignes invisibles, ambiguës ou mal exprimées ? Comment apprécier les impacts de cette affaire ? Elite intellectuelle et associations favorables (une minorité moins tonitruante que les associations accourues devant les tribunaux) sont classées comme coupées du peuple et de sa conscience ; la mode est au populisme, un sentiment facile à dégainer car il rapporte facilement dans une société énervée et lassée de cet intermède politicien qui tarde à apporter des solutions et à tranquilliser les gens. Pour autant que je puisse en juger, les avis sont loin d’être unanimes malgré le malaise créé par une affaire qui remue chacun et pousse à aller jusqu’au fond de lui-même (en dehors des jeunes, des parents sont interpellés par le père et l’oncle d’Amina). Par ailleurs, la machine qui tourne de plus en plus contre les libertés n’aide pas à voir clair ni à préciser son point de vue. Le régime transitoire se crispe, l’Etat est faible, quasi fantomatique et le discours de l’ordre sévit tous azimuts pas toujours avec efficacité : entre des mesures destinées à verrouiller les velléités d’autonomie avec des textes inchangés et des méthodes devenues inacceptables, le pays reste « ingouvernable ». Comment toucher au plus juste alors que l’ambiance est plombée, embrouillée, électrique même ? Tout peut se retourner et on risque de compromettre cette transition encore fragile, sur le fil du rasoir, orpheline de règles minimum et d’institutions plus proches des gens que les grandes organisations centrales, inertes et dépassées. Je continue à penser qu’il faut » tenir le coup » sans accélérer mais sans reculer non plus. Comment cibler une action en garantissant qu’elle ne déborde pas et n’échappe pas à la dynamique capable de faire avancer la question fondamentale des libertés?
La difficulté du moment consiste à la fois à ne pas « choquer » les opinions et la morale partagée tout en marquant que nous sommes devant une expression nouvelle et désespérée qui rejoint un combat de fond, qui concerne le monde entier, celui du corps de la femme comme lieu de péché et objet de possession. Le but immédiat est de minimiser le coût pour Amina et ses camarades, autant que de porter froidement le fer là où ça fait mal. Malgré les risques et l’ambiguïté du message, le moment me semble propice, les possibles n’étant pas fermés, malgré toutes les « mauvaises nouvelles » sur la constitution infestée de pièges, sur les élections retardées et le blocage des instances (justice, médias, conseil constitutionnel etc.) censées assurer une séparation des pouvoirs et équilibrer l’exécutif disproportionné. Les cabales contre intellectuels et artistes augmentent et les scandales se multiplient avec parfois des attaques corporelles, des intimidations et jusqu’à des incantations violentes. Un dialogue national de lutte contre la violence et le terrorisme est en cours (18/19 juin), preuve que la société civile a pris le taureau par les cornes depuis le glas sonné par le meurtre de Chokri Belaïd le 6 février dernier. Les discussions et critiques des constitutionnalistes envers la quatrième mouture de la Constitution afin de reprendre des formulations jugées liberticides et porteuses de bombes à retardement sont un signe d’une résistance vivace en Tunisie.
La vie politique reste cependant rivée sur des objectifs dangereux pour l’avenir et attentatoires aux suites normales d’une transition appelée à aller vers un horizon plus démocratique. La teneur et la variété des résistances sont sous-tendues à des niveaux moins voyants, où des choses souterraines bougent, tout aussi significatives du grand remue-ménage qui règne dans le pays. L’affaire d’Amina -dans sa complexité- est un des signes du bouillonnement qui agite en profondeur le pays, il est vrai en pleines difficultés économiques, ce qui accentue l’inquiétude, ne favorise pas la réflexion et fait passer ces questions pour un luxe intellectuel, un souci de privilégiés ou une excentricité de plus de la part des » occidentalisés « .
Mon opinion est que les Tunisiens et les Tunisiennes sont loin de se ranger derrière un avis unanime ni de se soumettre au terrorisme puritain. Mis devant leurs contradictions intimes, ils se taisent, gênés par le choc d’une poitrine dénudée. Nos féministes (celles que j’ai entendues publiquement tout au moins) ont défendu Amina mais sont tièdes envers le mouvement Femen. A mon avis, si les féministes ont compté dans le passé, elles sont elles aussi dépassées par les événements. Lé féminisme tunisien s’est ramifié avec le temps et on peut être féministe et conservateur !
La question devant laquelle nous met Amina est humaine et son acte est politique, d’un genre tout à fait inédit, propice aux malentendus car il radicalise le langage de la contestation. On ne doit pas capituler devant les pressions myopes et la frilosité d’une société en proie à des convulsions contradictoires. Ce combat n’est pas simple à faire passer, ni chez nous ni ailleurs. Pour cette raison, il ne faut pas renoncer à l’expliquer, à le clarifier pour le situer et lui restituer sa force d’expression.
De voir éclater sur la scène des manifestations portées par des vagues invisibles et des sédiments enfouis me fait dire que nous demeurons en « processus révolutionnaire ». Nous avons le devoir de déterrer la revendication de fond, d’en comprendre la portée » révolutionnaire » comme de protéger cette jeune femme et ses semblables contre les réactions de l’ordre moral et sécuritaire qui prennent toute la place.
29 juillet 2013
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