A l’époque des découvertes, des géographes et des routes vers les épices : envoyer partout l’homme blanc pour qu’il appose un peu sa langue, sa vision, ses noms et ses chiffres sur les nouvelles terres, les cultures primitives ou celles trop faibles pour contester. Sauf que le colonisateur le faisait pour s’approprier le monde, l’islamiste ou le bigot (son produit dérivé), le font pour ne pas manger, se déposséder du monde.
C’est donc la conversation de presque tous les Algériens, aujourd’hui, ou de la majorité écrasée par elle-même et le ciel : passer toute la journée, consacrer les rencontres, les fêtes et les discussions, à décider ce qui est haram, ce qui est hallal. Selon la culture, les satellites, les vieux livres lus ou les dérives des fatwas ou l’inculture. Un produit pouvant passer d’une catégorie à l’autre, selon le Mufti ou selon l’Imam ou selon la géographie ou l’argent. Des millions à gribouiller les astres et les coquillages avec leurs crayons pour y écrire ces deux mots. On aura alors beau répéter que dans le Coran, la liste « Haram » se compte sur les doigts, cela n’empêche pas que la liste compte des millions dans la vie de tous les jours. Poussant à conclure qu’il ne s’agit pas seulement du traçage d’un rite et d’un espace du sacré et des tabous alimentaires et sexuels, mais d’une maladie de l’esprit qui est partie vers le ciel en nous laissant ses chaussures : une sorte de volonté de « doubler » la loi, les institutions, le monde la création et la modernité par un simple jeu de chiffres de base : le zéro et le un. Une névrose de redéfinition du monde par le cru et le cuit. Une tragédie. Voir les guerres de libération, les martyrs, les sacrifices, les élites, les millions de livres lus, les budgets de scolarité, les élections, les luttes pour la liberté et la démocratie, l’univers de Dieu ou de la NASA, les efforts des savants et des pionniers, être réduit à un inventaire d’imbéciles entre hallal et haram. Voir l’énigmatique diversité de l’univers réduite à une logique de videur, à l’entrée du corps humain.
Et on comprend alors le drame : dans sa violente conquête, l’occidental a distribué les noms pour ramasser les richesses. L’islamiste et le musulman d’aujourd’hui perdent les richesses en réduisant le monde à deux concepts. Deux mots. Deux couleurs. Une tragique entreprise d’effacement, de biffage et de gommage, avec des millions de stylos aux mains de millions d’idiots qui, au lieu d’explorer l’univers et d’essayer d’en inventorier l’infini, préfèrent réduire l’infini à la mesure de leur petitesse.
Et cela va en s’accentuant : dans la tête, dans les familles, à la télé, dans les mosquées dans la rue. Au lieu d’inventer des objets et de leur donner des noms, on préfère détruire les objets et leur enlever leurs noms. Un manichéisme qui va réduire le monde à un grand désert avec une ligne de démarcation qui le coupe en deux : un désert hallal face à un désert haram. Le même désert vide d’un côté comme de l’autre.
Un rêve : écrire la biographie d’un homme qui possède et lutte avec des milliers de mots contre des milliers de gens qui ne possèdent que deux mots. Dans plusieurs pays du monde où nous visons.
24 juillet 2013
Kamel Daoud