Ensuite le corps de cet homme : pieds liés, en chaussettes mais curieusement avec un sens au bout du pas et de la marche. Aujourd’hui, avec tout un pays sous la chaussure, on semble tourner en rond ou espérer marcher sur la mer pour en échapper. Comme pour dire que la liberté n’a rien à voir avec l’espace. L’homme assis, regarde son geôlier avec curiosité : l’un des deux est en prison et ce n’est pas Larbi Ben M’hidi. Et les Algériens en rêvent aujourd’hui : de ce regard de jeune, de ce corps qui semble être si près du ciel et des hommes, de ce courage et de ce sens plein. Ces rares photos de l’homme, tué un 03 mars, servent d’histoire nationale mythique pour se laver un peu l’âme des Saïdani, des Belkhadem, des Khellil, des Bouteflika et de leurs fils, neveux, frères, sœurs et serviteurs.
Peut-être que si Larbi n’avait pas été tué, il aurait été comme ses faux héritiers : il aurait continué à tuer le temps pour ne pas mourir de vieillesse. Les héros sont destinés à mourir jeunes. Pourquoi les Algériens fantasment sur les photos de cet homme ? Parce qu’il a leur âge : c’est quelqu’un qui a fait la guerre dignement et qui n’est pas mort et qui continue d’être jeune et de sourire. Dans les manuels scolaires, il n’y a aucun texte digne de ce nom sur ce sourire. Que des dates, des hagiographies, des mensonges, des cris de colère et de guerre, des ratures et des postures. Que serait l’Algérie si on avait commencé sur Mandela et pas Benbella ? Si on avait retenu le sourire de Larbi Ben M’hidi, son ascèse, sa nudité au lieu des colères ?
L’homme est le contraire d’aujourd’hui : la guerre l’a appauvri et ne l’a pas enrichi, il sourit et ne menace pas, ce n’est pas un civil ni un militaire mais un Algérien, quand on le regarde, on a envie de lui ressembler pas de le fuir ou de le dénoncer au TPI, il est mort mais ne sent pas le cadavre, il sait où il va et partage son bonheur même avec son ennemi, il inspire le respect et pas pour son pétrole. Les pieds dans les chaussettes, assis sur un banc, il semble être si riche. Etrange paradoxe donc : certains étaient déjà libres avant la libération. Certains rêvent de liberté après l’Indépendance. Cet engouement des jeunes Algériens pour cet homme, l’époque première, le jour où nous étions dans le même ventre, est le signe le plus profond de notre tristesse présente.
On rêve de nos morts parce que nos vivants nous tuent ou nous dégoûtent.
24 juillet 2013
Kamel Daoud