Du coup, la question du « qui travaille en Algérie ? » n’est pas à poser. Celui qui la pose est raciste, néocolonial, proche salarié du FCE ou amateur de la haine de soi.
Le paradoxe est que tout le monde se plaint que tout le monde ne fait pas son travail, mais tout le monde explique que c’est la faute à l’Etat, au régime, au privé, aux salaires ou à la colonisation. La valeur du travail n’est pas traitée dans la hiérarchie de la morale et du sens et de la valeur à reconstruire, mais comme lointain produit dérivé de la mauvaise Indépendance ou de la rente ou de la spoliation de l’Indépendance ou du départ des colons. On ne reproche pas en public à l’Algérien de ne pas « travailler », de rechigner à l’effort et de tricher. On ne doit pas le dire ni y penser. On doit seulement parler du Régime et du Patronat. Le calendrier psychologique algérien veut qu’avant l’Indépendance, on a travaillé trop, et on a été payé peu. Après 62, l’inverse devient justice : travailler peu et se faire payer mieux.
La relation de travail n’est pas un débat en Algérie. On préfère la traiter en important des chinois. Pas par la remise en question de ce lien devenu malsain, surréaliste et maladif entre employé et employeur. On dit que Benbella nous a légué la haine du riche, Boumediene la haine du bourgeois et le régime actuel nous a légué le doute sur les fortunes. Du coup, l’Algérien ne veut plus travailler, se salir les mains, accomplir son dû, créer. Il le fera ailleurs partout, mais pas chez lui.
Et cela se sent et se ressent : non seulement on a appris à ne pas apprendre mais aussi à faire ce que fait Bouteflika : faire grève, bouder, menacer de partir, refuser, s’enfuir ou se mettre en colère. La relation entre employé et employeur algériens est à creuser, analyser, éclaircir et redéfinir : elle ruine le pays, fausse les débats. Un pays se construit par la justice, la propriété, la sécurité et la valeur du travail. On n’est pas un peuple travailleur et on le sait mais on n’a pas le courage de le dire. Réagissant au recrutement clandestin de migrants subsahariens à Oran, un « travailleur » algérien osera même le comble : expliquer que l’Etat doit réagir sinon les pères de familles algériens, les maçons, les jardiniers vont perdre leur emploi ! « Si cela continue, la main-d’œuvre locale n’aura bientôt rien à se mettre au grand dam des pères de famille notamment » dira-t-il au journaliste du journal. Le tout servi dans un pays où trouver un maçon équivaut à lancer un appel d’offre dans un cimetière.
21 juillet 2013
Kamel Daoud