La stratégie fondamentale du régime est donc d’augmenter l’intensité du flou sur les « images » du pays. En arriver à ce stade de myopie où on ne sait plus qui est qui, qui fait quoi, qui représente qui et qui mène et qui redresse comment. Forme extrême de la dépolitisation et illustration géniale de l’abêtissement optique. A la fin, dans le cerveau fatigué et sur la rétine, ne persistent que deux idées : il y a le régime et il y a le peuple et tout le reste est fatiguant.
Les bons régimes, les plus rusés, ne travaillent pas uniquement sur la répression mais aussi sur l’usure : un peuple se soulève violement mais rarement, lourdement, et retombe longuement. Il se fatigue vite même s’il s’emporte profondément. Comme une vieille masse dangereuse mais passive. Pour bien en maitriser l’instinct et la force, il faut en travailler la lassitude donc : il faut le fatiguer, le pousser à refuser le réel en brouillant la réalité, le forcer à choisir le repli, il faut en somme le dresser, pas le convaincre ou lui obéir.
Pour ce faire donc, chez nous, on parle de redressement. Ce plus vieux métier de l’Algérie, depuis Messali ou même l’émir Abd El Kader ou encore plus loin. On divise le mouvement opposé par infiltration, manips, corruptions ou dissidence. La règle étant que pour couper une tête, il faut en créer deux.
Sauf que l’analyse est partielle. La question de l’avenir de tout mouvement d’opposition en Algérie pose aussi celle du peuple sur qui on peut s’appuyer. Le FLN n’aurait pas réussi sa guerre contre les colons français avec une majorité d’algériens corruptibles, peureux, cupides, fatalistes, haineux de leurs élites, bigots jusqu’aux poux, Chouroukisé jusqu’à la débilité, démissionnaires et peu aptes à la confiance et au courage ou à l’honneur de soutenir leurs leaders. Le régime est rusé est cela est vrai, mais en face il a aussi des clients par choix et par lâcheté. Et que l’on arrête avec le romantisme démodé du peuple victime, formaté par un régime policier et emprisonné chez lui. Beaucoup n’ont pas la liberté d’être mieux, mais beaucoup ont cédé à la liberté d’être pire. Il y a choix. Et les analyses déterministes en mode chez l’opposition, occulte ce choix libre de chacun : étrange cas où ceux qui se battent pour la liberté de chacun, ne peuvent analyser l’Algérie que comme le fait le pouvoir : avec une vision collectiviste.
L’opposition a donc peu d’avenir avec des générations mortes et des peuplades qui regardent avec les yeux plissés par la mauvaise foi, ce combat inégal entre régime fort et oppositions sincères ou pas.
La solution ? Qu’on commence par admettre l’évidence : il nous faut changer. Nous. L’accusation du régime est une facilité désormais caduque: il y a choix de chacun. On ne peut pas «s’opposer» avec rien derrière le dos. Il y a d’ailleurs chez les grands lutteurs algériens de la vieille génération une véritable amertume khaldounienne discrète qu’on peut lire dans les yeux. Encore silencieuse, par politesse.
21 juillet 2013
Kamel Daoud