En 2013, l’Algérie a géré la maladie du président Abdelaziz Bouteflika comme elle a géré la maladie du président Houari Boumediène, 35 ans plus tôt. Dans l’opacité la plus totale, avec le culte du secret, des tentatives de manipulation de l’opinion, et de fausses informations abondamment servies par tous les officiels qui s’exprimaient sur la question. Il faut reconnaître que ces hommes ont fait ce qu’ils pouvaient pour jouer leur rôle, et cacher la vérité. Ils n’ont pas hésité à mettre leur crédibilité en jeu, ils ont oublié l’éthique de leur fonction, ils ont mis un trait sur leur responsabilité, ils ont même oublié la loi et la constitution. Ils ont ensuite tenté d’organiser des fuites par le biais de réseaux «amis», ce qui débouché sur des opérations de communication ridicules, comme ils ont essayé d’entretenir un suspense inutile sur la date du retour du chef de l’Etat.
Tous ces hommes ont fait preuve d’une grande discipline pour rééditer le comportement officiel observé lors de l’épisode de la mort du président Boumediène. Mais ces hommes ont oublié un détail. Depuis cette époque, l’Union soviétique s’est effondrée, le mur de Berlin est tombé, l’internet a été créé, Google est devenue la première entreprise au monde, Facebook et Twitter informent plus de gens que n’importe quelle chaîne de télévision, le télex a disparu au profit du mail, la parabole a inventé de nouveaux citoyens, et quelque chose qu’on appelle «le printemps arabe» a emporté de nombreux dirigeants. L’Algérie elle-même est passé au multipartisme, les ministres n’y sont plus sacrés, la population du pays a été multipliée par 2.5, le pays compte près de dix millions de téléviseurs, et autant de téléphones portables que d’habitants.
Ces changements, le pouvoir algérien ne semble pas s’en être rendu compte. Il ne mesure pas pleinement leur impact. Il continue de fonctionner à l’ancienne. Il considère qu’un événement n’a pas eu lieu si sa télévision n’en a pas parlé. Il estime qu’il y a encore des Algériens à croire ces communiqués absurdes selon lesquels le président Bouteflika continuait à gérer les affaires du pays depuis son lieu de convalescence, et qu’il assurait le suivi de tous les dossiers au quotidien. Quant aux dommages collatéraux subis par la constitution et différentes institutions du pays, il n’est même nécessaire d’en parler.
Que donne, au final, cette attitude des dirigeants algériens ? Un président Bouteflika revenu en Algérie en fauteuil roulant, visiblement hémiplégique, très diminué physiquement. Des dirigeants que plus personne ne croit, tant ils ont menti. Dans leur dérive, ils ont entraîné de paisibles professeurs en médecine à donner des informations biaisées, incomplètes, pour ne pas dire mensongères. AIT ou AVC ? Les Algériens s’étaient plongés dans Wikipédia pour tenter de comprendre la différence entre les deux formules, avant que le Premier ministre lui-même, M. Abdelmalek Sellal, ne parle d’AVC, balayant tout ce qui avait été dit auparavant sur un accident «sans gravité» et un état de santé qui «s’améliore». Que reste-t-il quand on apprend, 80 jours plus tard, que le président Bouteflika n’a récupéré qu’une partie infime de ses capacités, qu’il n’est visiblement pas en mesure d’assumer certaines fonctions, et qu’il sera contraint à une longue, et probablement définitive période de repos ?
UN DISCOURS SEDUISANT, UNE PRATIQUE ARCHAÏQUE
A côté de cela, le secret, que les officiels ont tant voulu garder, apparaît dans toute son absurdité. Ou dans son cynisme le plus absolu. Le secret ne concernait pas les puissances étrangères qui pouvaient tirer profit de la situation. Français, Américains et leurs amis savaient tout depuis le début. Dans le détail. Ils connaissaient l’évolution de l’état de santé de M. Bouteflika, et pouvaient prévoir les échéances politiques du pays. Ce sont donc les Algériens qui n’avaient pas le droit de savoir la vérité concernant un homme qu’ils sont supposés avoir élu, pour diriger leur pays.
Pourquoi ces dirigeants agissent-ils ainsi ? Sont-ils totalement hermétiques, au point de ne pas sentir la nécessité de changer leur rapport au peuple et aux institutions ? Pourtant, pris individuellement, nombre de hauts responsables algériens donnent l’impression d’avoir compris à la fois cette évolution du monde, et cet impératif d’inventer de nouvelles méthodes. En privé, ils reconnaissent la nécessité de s’adapter. Certains font même de très beaux discours sur la question. Mais dans leur fonctionnement, ils ont un siècle de retard. Et dès qu’ils sont en public, ils se parent de l’habit officiel, celui de la langue de bois et de l’obéissance aveugle. Quitte à apparaître ridicules. Et, contrairement à ce qu’on pense, ce n’est pas une question d’âge. C’est une question de profil politique. Abdelmalek Sellal est relativement jeune, et il a fait l’ENA.
Faut-il blâmer ces responsables? Certainement. Mais il faut surtout se demander comment et pourquoi le pays est resté figé, englué dans ce mode de gestion d’un autre âge, qui en a fait la risée du monde. Il faut aussi se demander comment passer, en 2014 peut-être, à un autre modèle, «normal», capable d’anticiper ce genre de situation, de la gérer, et de permettre au pays de fonctionner correctement. Et puis, surtout, il faut faire en sorte que, quand un ministre algérien rencontre un homologue français, le ministre algérien en sache plus sur l’état de santé de son président que son vis-à-vis.
18 juillet 2013
Abed Charef