Avant-hier dans un aéroport d’Alger, vers 13 heures 30 mn. D’un coup, une évidence: les Algériens, quand ils travaillent dans un espace, finissent pas s’y comporter comme dans un chez-soi et avec les mêmes nonchalances et pyjamas: un policier avec des chaussures en plastique qui sort de ses ablutions et traîne dans le hall d’embarquement, ainsi déchaussé, vers la salle de prière. Puis un autre qui le suit en tenue de combat et même plastique au bout des orteils. Un passager qui mouille la dalle de sol avec des pieds encore humides. Puis les conversations des talkies-walkies à haute puissance que tout le monde entend comme si on était dans un QG ou un commissariat open-space. Puis, soudain, les conversations des employés de l’aéroport: une hôtesse qui interpelle sa collègue à haute voix, stridente, par-dessus les dizaines de passagers, comme si on était dans une cuisine collective. Des restes de conversation par-dessus votre tête comme si vous n’étiez pas là, ou comme si vous étiez l’intrus dans un chez-soi des autres qui s’y promènent presque en pantoufles. Des prénoms, des rires, des confidences d’employés à haute voix, des restes de repas. Et cela se voit dans presque tous les espaces publics algériens où on travaille et où on assure un service public en principe: cet espace est vite réduit à l’usage personnel, «intime» des employés qui y prennent des habitudes, y installent des serviettes de bain, des tapis de prière, des gamelles de repas et y tissent une sorte de huis-clos qui exclut et pousse à la marge l’objet et le sujet même de la prestation: le client, l’administré, le citoyen. Celui-ci n’est plus chez lui, mais chez l’employé. Il devient l’intrus, la quantité aveugle et anonyme que l’employé gère, nie, repousse et traite comme un principe de quantité. On le ressent d’ailleurs tous à ce regard aveugle du guichet, ce malaise d’être dans l’espace d’autrui quand on est dans l’espace public, à cette négligence de l’habit, de la chaussure et des manières des employés qui travaillent dans l’espace clos de la prestation.
L’espace est «vendredisé» en quelque sorte: réduit à cette vaste négligence et à ce rythme traînard, mêlant kawi et veste classique, qui distingue le jour du vendredi algérien: tous s’y promènent comme dans une sorte de vaste appartement sans lois, sans souci, sans colons et sans autorités, insoucieux, maraudeurs, étalant les intimités et les manières du chez-soi. Personne ne s’y soucie de la fiction de la convenance et tous retombent dans cette sorte de nature profonde du pays: le colon est parti, tout le monde fait ce qu’il veut. Les lois sont fictives, il n’y a pas de patrons ou de hiérarchie ni d’obligation du paraître. Parfois, chez l’Algérien, le basculement dans l’espace mobile et ouvert du nomade est trop rapide. De quoi pousser à croire que le saut entre la chamelle et la machine à vapeur a manqué de concordance et de graduation pédagogique. Tout l’espace public algérien est polarisé entre deux extrêmes: un autoritarisme qui en interdit la jouissance et une nonchalance qui en mine la convenance. Un code social strict qui y piège le corps et le désir et une négligence qui y disloque les convenances et les bonnes manières. On y est trop coincé ou abusivement insoucieux.
13 juillet 2013
Kamel Daoud