Pourquoi en parler aujourd’hui ? A cause d’une évidence qui a brusquement traversé l’esprit du chroniqueur il y a quelques jours : quand la vérité a besoin de l’unanimité, c’est qu’elle est le masque d’un doute abyssal. Les islamistes et beaucoup de musulmans ont aujourd’hui besoin de croire (ce qui est un droit), mais sentent qu’ils doivent obliger les autres à croire leurs croyances. Dans le pire des cas, on impose cela par la force ; dans le meilleur des cas, la tolérance du musulman s’exprime par une détestable condescendance : je ne te l’impose pas, mais j’ai raison et j’attends car tu verras et tu finiras par être convaincu et te repentir.
Le prêche est le premier réflexe de tout musulman quand il rencontre un non-musulman. Le premier échange est celui de la tentative de convertir l’autre et de le faire abdiquer de son altérité ou de lui faire avouer, par la contrition morale, que l’Islam est la meilleure des religions. Partout, toujours, tout le temps. Tous se sentent comme une obligation psychologique à convertir l’autre, démontrer la suprématie de l’Islam sur les autres religions et discuter de l’Islam comme l’objet d’une jalousie universelle. La conviction religieuse locale ne peut pas s’accommoder de l’exception, de l’autre ou de la liberté de l’autre et de ses choix. Il faut que TOUS soient musulmans puisque je le suis moi, surtout. Tout islamiste, énormément de musulmans, regardent le reste de l’humanité du haut d’un minaret et avec la même pitié condescendante ou le même mépris parfois ou haine.
La raison ? Comme dit plus haut : le croyant faible a besoin de l’unanimité pour se convaincre de sa vérité. Il a besoin que le monde croit ce qu’il croit pour y croire lui-même. Il ne peut pas chercher et trouver Dieu seul et assumer la solitude de la condition humaine et la responsabilité de sa quête. Cela le fait paniquer. Il ne peut pas accepter la différence de l’autre, car c’est un démenti de sa vision de l’absolu indivis. «Il faut protéger l’Islam» donc de la différence. Parce que la différence est un attentat, on y répond par l’attentat.
Cette idée unanimiste est profondément ancrée dans la croyance religieuse, motive les comportements et réduit à des agitations esthétiques les approches interconfessionnelles, les dialogues de religions ou les prêches de tolérance. «Je possède la vérité» ne peut pas saccommoder de «j’accepte ta vérité». Du coup, on entre dans le délire et en masse : au Bangladesh comme en Tunisie ou à Kaboul ou Gao, on ne parle pas de BIP, d’économie en ruine, de pauvreté et de corruption ou de saleté repoussante et d’égouts éclatés, mais on parle de «protéger l’Islam», de voiler les femmes, chasser les intellectuels laïcs ou crier au complot de l’Occident qui veut nous «voler notre Islam» qui nous a été donné par Dieu à nous et rien qu’à nous. Et c’est un sujet fascinant pour la réflexion : au plus intime de ce mécanisme qui veut l’unanimité comme preuve de la vérité, on devine une sourde incroyance et un nihilisme titanesque. Cela explique pourtant qu’on s’étonne qu’un djihadiste égorge des enfants alors que cela est logique : tout fanatisme religieux est finalement athéisme. C’est une incroyance terrifiée qui répond par la terreur de la croyance. Puisqu’on ne croit en rien, au plus profond de soi, on peut tuer et assassiner. Paradoxe donc des islamistes : ils ont, face à la vie humaine, en tant que croyants déclarés, les libertés affreuses des gens qui ne croient en rien justement ! Ils massacrent, torturent, tuent, violent et décapitent et lapident comme le ferait justement quelqu’un qui ne croit en rien.
A la fin, c’est une question de lâcheté surtout : la croyance est un pari pascalien, fragment 233 des «Pensées». On y mise et on saute dans le vide avec foi, confiance ou courage. Le Croyant, l’islamiste, beaucoup de musulmans sont trop lâches pour sauter seuls. Alors ils poussent le reste de l’humanité à sauter avec eux. Quitte à pousser les gens, de force, dans le dos. L’idée est «si je perds, je ne perds pas seul et tous perdront avec moi». C’est-à-dire «si j’ai tort, personne n’aura raison parce que tous auront tort comme moi». Là, Pascal ne parie pas seul, mais ruse : tous parieront de force avec lui ! «Si je gagne, je gagne tout, mais si je perds, tous perdrons avec moi».
13 juillet 2013
Kamel Daoud