Le jour Un a ceci de particulier : le monde s’y lève lentement et ne fait rien de plus. On est tous à mi-chemin entre la condition terrestre d’hier et la condition animale de demain. Le neuf n’est pas encore arrivé. En Egypte, un pays s’effondre entre les sauterelles et la mer Rouge.Le Pharaon est mort et Moïse n’existe plus. Cela ne nous concerne pas cependant. On est au-delà du bien et du mal. Peuple survivant de deux guerres, une fausse réconciliation et sans but : rien ne nous étonne. Chez nous, le président de la République, arrivé dans un avion est reparti dans un avion. Cela fait deux mois et demi que nous sommes le seul pays au monde qui n’a pas de président et qui s’en passe. L’Egypte devrait peut-être faire comme nous : se passer de Morsi, d’Essissi et de la confrérie. Adorer le Nil et la pirogue et mâcher la récolte. Donc rien qui emballe au Jour Un. On ne mange pas et cela désactive un peu notre algériannité. Que doit faire un Algérien quand il ne mâche pas ? Question profonde dans un pays où l’indépendance signifie d’abord manger mieux que sous le Colon. Qu’est-ce que la vie quand elle n’est pas un repas aux yeux du cannibale ? Que faire du corps quand on ne le rassasie pas ? Qu’est-ce l’être sans la vitamine ? C’est quoi la nationalité dans le désœuvrement ? L’impression sourde et ténébreuse que l’Algérien qui ne mange pas perd son poids sur terre, son adhésion à la croûte terrestre, son sens. Je mange donc je suis. Et quand je ne mange plus ? Le visage devient astéroïde donc et le cerveau une voie lactée. C’est le cas du jour Un. Il se traduit chez l’Algérien par la sensation nationale de l’apesanteur. Un manque de gravité. La pomme ne tombe plus vers la terre et donc les lois de la gravité sont suspendues. On marche lentement, dans le big-bang de son vide du ventre. Tout en faisant semblant que cela n’altère en rien le réel et ses nuées. Cela viendra demain : l’explosion, le son sourd de la colère. La gorge et le couteau enlacés. La sensation qu’on est enfermé, les uns dans les autres, et jouant du coude dans un tonneau de bois qui coule. Le rite a commencé hier, la bataille commencera demain. Avec la panique des sens et la peur sourde que tout le monde va manger sauf le dernier, c’est-à-dire soi-même.
Jour Un: Qu’est-ce que ma nationalité quand je ne mâche pas? par Kamel Daoud
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11 juillet 2013
Kamel Daoud