L’Algérien de Ould Kablia est comme l’Arabe de Camus : imprévisible, fourbe, rusé aussi, impossible à caser dans l’ordre du monde, à faire plier sous la loi et la convention, muet mais persistant. L’Arabe et le vendeur informel sont donc traités comme un fait de la nature, un écoulement d’eau ou un éboulement : on doit les canaliser, les plier par la force de la loi et les surveiller. Ou les tuer. Par un mot ou cinq coups de feu sous le soleil. En plus cru, Ould Kablia a parlé comme on parle de la mauvaise herbe : elle n’est ni bonne, ni mauvaise, mais c’est sa nature et elle doit être traitée comme «mauvaise herbe» : elle repousse, on l’arrache, elle attend puis elle revient. Et pour ceux qui n’ont pas lu l’Etranger d’Albert Camus, mais qui ont bonne mémoire, il s’agit là de la description exacte de «l’Arabe» faite par un bon colon: l’arabe algérien est par «nature» anarchique, paresseux, fainéant, fourbe et glissant, poussé à l’anarchie par la nature et rendu à la civilisation par la colonisation.
Un penchant de colon dans l’âme du Malgache ? C’est plus complexe apparemment : c’est d’abord le propre psychologique de tous les lettrés anciens décolonisateurs en chef : ils finissent, partout, par reprendre la psychologie et la vision du colon chassé : le peuple en devient (après l’indépendance) foule, menace, anarchie et le décolonisé et ses enfants devient un anarchiste et une mauvaise chose qui menace le pays, la stabilité. Pernicieusement, une idée taboue devient légitime : Le colon est mauvais mais la méthode coloniale est la seule apte à contenir cette menace de déferlement, cette «anarchie» de la nature.
Ensuite c’est le propre de tous les ministres de l’Intérieur dans le monde : pour eux le peuple est foule comme dit plus haut. Il est menace et instinct primaire. Il est déferlement et invasion : on doit le frapper, le contenir, l’arracher à la nature pour le cloisonner dans la ville, on doit le surveiller, le maintenir, le discipliner. «Frapper est parfois nécessaire», a dit Ould Kablia à propos de la violence bien connue et très jouissive des policiers algériens contre les manifestants. Et tous les ministres de l’Intérieur pensent souvent la même chose : il n’y pas de peuple, seulement des gens assis et d’autres qu’il faut faire assoir par la matraque. Des neutres et des subversifs. Des menaces et des élections. Une nature «mauvaise» et une loi civilisatrice. Une vision ethnologique presque raciste, simpliste comme la première pensée d’un fermier colon blanc en Afrique, claire et directe : elle n’est pas de mauvaise foi, mais de bonne foi erronée. C’est tout. Ould Kablia, comme ceux qui ont la même vision que lui, sont convaincus par leur vision et sa justesse et par leur méthode et leur philosophie.
Certains comme lui ont cette façon de voir qui est celle du bon colon et, en face, beaucoup d’Algériens se comportent vis-à-vis de l’espace public, du bien commun, de l’Etat, comme autrefois ils se comportaient face à l’administration coloniale : le premier frappe pour civiliser et le second ruse pour se venger. Conclusion ? S’il y a une nature anarchique, c’est aussi parce qu’il y a un ordre mental colonial. Amitiés.
10 juillet 2013
Kamel Daoud