Lorsque Mandela est sorti de prison, il avait sous les yeux un pays divisé par la couleur de la peau, par les classes sociales, les vengeances, les violences et les injustices. Il réussira à créer le mythe de l’arc-en-ciel et à unifier un pays autour de sa vision, la vérité, la réconciliation.
Lorsque Morsi, l’ex-président égyptien, s’est vu offrir un pays uni par le désir de la justice et de la liberté, il réussira à le diviser, l’émietter et le couper en deux clans qui vont se faire la guerre. La raison ? Elle est dans la stature des deux hommes, leur sens de la justice et du patriotisme. Morsi est issu du mouvement des Frères musulmans, sa vision est idéologique, primaire, ses priorités sont «religieuses», son but n’était pas le pain, la justice et la dignité, mais le corps de la femme, le haram/halal, le sexe, la prière et la fatwa. Malentendu profond entre les islamistes et leurs électeurs qui les ont élus pour la justice, pas pour la reislamisation. Et dans cette vision religieuse, l’opposant ne pouvait pas être un opposant mais un impie, un ennemi de la Vérité, un diable. Donc, Morsi et ses frères ne pouvaient pas concevoir le consensus, la concession, le dialogue et la négociation: Allah n’en fait pas et donc eux aussi qui sont les envoyés d’Allah. Morsi et ses frères auront sur la conscience ce crime d’avoir divisé l’Egypte en deux et aussi le reste du monde dit arabe : eux et ceux qui ne pensent pas comme eux. Eux et Koreiche en face. Au lieu d’être l’homme de la réconciliation et de la réunification, il sera celui qui lègue à l’Egypte sa division la plus monstrueuse. La dixième plaie. C’est la seule réussite des islamistes au pouvoir. Cette incapacité à concevoir le consensus à cause de l’unanimisme absolutiste religieux est partout visible et leur fait prendre les 52% de voix d’électeurs pour la voix de Dieu et donc la majorité absolue.
En Tunisie, par exemple, les islamistes et les Ghannouchi boys retardent depuis deux ans les élections par calculs épiciers et remettent à plus tard la Constitution pour gagner du temps. C’est la stratégie du courant: gagner du temps jusqu’au jugement dernier, ne pas négocier ou céder et culpabiliser l’adversaire avec des fatwas et des verdicts. L’Internationale des «frères» va-elle repenser leur stratégie politique et leur obligation de dialogue après le coup d’Etat en Egypte? Le chroniqueur en doute. Cela va à l’encontre des convictions cachées de ce courant. Les «frères» vont seulement ralentir et essayer de gagner plus de temps et jouer à la victime.
Mais au-delà du politique, du coup d’Etat et des urnes et des paradoxes, deux images s’imposent. Deux places: Tahrir et Rabiaa el-Adawiya. Des gens qui défendent le corps, la liberté du choix religieux, l’intimité de la foi, la liberté et la modernité, dans le désordre et l’illusion heureuse. Et un autre camp qui parle d’avoir vu le prophète déléguer Morsi pour mener les prières, un camp qui cache la femme comme un crime, qui redoute le nu et le vrai, qui hurle, qui n’est pas tolérant, qui incarne les siècles morts et les croyances tueuses, qui croit qu’Allah lui a parlé à lui et pas à l’humanité et qui veut imposer ce qu’il croit aux autres. Eros et thanatos. Désir de vivre et désir de mourir. La rupture est totale, profonde, elle va traverser le reste du monde musulman et va obliger un jour à la guerre ou au suicide. Ce n’est pas une image simpliste, c’est ce que nous essayons de ne pas voir justement et qui crève les yeux et les écrans. Nous n’avons pas encore de pays mais nous avons déjà deux mondes.
7 juillet 2013
Kamel Daoud