Un peu de nostalgie est nécessaire au rêve. Mais que c’est triste de voir ce rêve échouer dans un étang nostalgique. Quand le médecin suisse Hofer définit la nostalgie, il ne pensait pas à l’Algérien. Et quand, un siècle et demi plus tard, Victor Hugo parla de «mal de siècle», il lui vint sûrement pas à l’esprit que l’Algérien en sourira un jour. La question n’est pas de savoir si l’Algérien serait nostalgique, mais de se demander si cela en deviendrait pathologique ? L’Algérien serait-il malade de sa nostalgie ?
Doux euphémisme est celui d’associer nostalgie et maladie dans une même phrase. Quand on parla pour la première fois de nostalgie, ce fut d’abord en des termes médicaux. Décrite par Johannes Hofer en 1688, dans sa thèse de Doctorat en médecine, comme «Obsession douloureuse de retourner au pays que l’on a quitté». La nostalgie faisait ravage parmi les gardes suisses du roi de France et était considérée comme une pathologie de l’imagination stimulée par des excitations sensorielles. Les gardes s’égaraient dans la tristesse, tombaient fiévreux et souffraient d’insomnies. Puis, du fait d’un glissement de sens, dont le courant Romantique fut le principal instigateur, on transposa le terme qu’il épouse enfin sa dimension temporelle et désigner le sentiment d’irréversibilité douloureuse liée à l’impossible retour au passé.
LA NOSTALGIE CAMARADE
C’est dans ce mal doux-amer que les Algériens aiment s’empêtrer. Cette nostalgie est différente de celle d’un vieux réac, pour qui, «c’était mieux du temps des français». Lui, qui n’a même pas été Français. Du moins, jamais considéré comme tel. Elle est différente, parce que ce n’était pas mieux avant, mais c’était mieux tout à l’heure. C’est la nostalgie de jeunes gens, beaux, mais impuissants, jeunes et pourtant très vieux. Qui s’interrogent obstinément comment ça se fait qu’aujourd’hui est devenu si triste, si morose ? Aujourd’hui, où l’ennui, fruit de la morne incuriosité, prend les proportions de l’immortalité.
Dans cette Algérie, qui fête ses cinquante ans d’indépendance, la nostalgie passagère est devenue une condition moderne et incurable. Les cinquante premières années d’indépendance avaient commencé sur une utopie. Elles s’achèvent mélancoliquement dans le spleen. La nostalgie, dont souffrent ces jeunes algériens, a une dimension utopique, seulement celle-ci n’est plus tournée vers le futur mais orientée vers le passé.
Pour ces nostalgiques, tout ou presque prend des airs de vieux souvenirs et des résonances de profonds regrets : les familles étaient plus solides ; on croyait en l’avenir ; les cinémas étaient fréquentés ; il y avait du respect pour les vieux, de la loyauté pour les amis et de la fidélité entre les amants ; les rues étaient plus tranquilles, plus propres ; les femmes paraissent plus belles ; La Sonacom était une fierté et Souk El Fellah représentait un idéal ; la musique était meilleure, Om Kalthoum chantait encore, Rabeh Derïassa était toujours à la mode et on écoutait avec ferveur Bob Dylan ; Les actualités étaient plus joviales bien qu’elle passaient en noir et blanc ; et l’on croyait toujours en l’avenir…
LA MOUSTACHE DE BOUMEDIENE
La nostalgie survient-elle quand le présent n’est plus à la hauteur du passé ? Cela serait vrai si le passé était vraiment à la hauteur des espérances. Constat peu évident et moyennement partagé. Comment expliquer alors ce refrain mélancolique qui tend à se répandre dans les partitions de la jeunesse algérienne ? Qu’est-ce qui motiverait par exemple ce discours nostalgique dans certains médias et sur internet ?
Toutes les sociétés, à tous les âges, à un moment ou un autre de leur évolution, ont connu ces histoires sur l’âge d’or et la décadence. Mais vue de l’Algérie, la nostalgie s’instaure presque comme une institution. Elle se nourrit de décadence et ravive la flamme du chagrin en soufflant dans les braises du désespoir. Dans la radio, dans la presse, sur internet, c’est tout un discours nostalgique qui s’évade des mailles d’une mémoire sincère mais sélective. Servant ainsi, à travers un rapport fétichiste avec l’Histoire, à la mythification de toute une période.
A défaut d’avoir un nom, cette période à un visage. Ou plutôt une moustache. Celle de Boumediene. Cette période est à la fois un couple : Bouzid et Zina ; une voix celle de Youcef Benouaâdia ; Un générique celui de Bled music ; un film : «Tahia ya Didou» ; une chanson : tirée du maigre répertoire de Amarna ; un synonyme : Innocence. C’est le mot qui revient le plus souvent dans les commentaires des youtubers algériens, revenant de leur pèlerinage nostalgique et virtuel de ces années Sweet et fin. Sweet comme ce goût juste avant l’amer de l’inachevé et fin comme clap de fin annonçant le terme d’un rêve et le début de l’apocalypse. Peu importe l’année, du moment que ce n’est pas maintenant. Dès lors qu’elles chantent la nostalgie au lieu de ne rien faire !
Pour toute une génération d’Algériens, la bonne musique s’appelle El Gusto ; le Raï n’est bon que s’il est vieux ; Merzak Allouach a arrêté de faire du cinéma après Omar Gatlato. Chez ces gens-là, on ne regarde le foot que pour se souvenir de ce frisson jouissif entre un raté de Madjer et un but de Belloumi. L’Algérie a été libérée en 1962 mais l’Algérianité, elle, dans l’esprit de beaucoup, ne surgit que vingt ans plus tard, un soir d’été, dans un stade espagnol. Plus qu’un évènement sportif, l’Algérie-Allemagne de 1982 est un mythe fondateur.
Le comble ? C’est qu’à force de lui rappeler que c’était mieux avant, de chanter les louanges du passé, toute une génération est désormais nostalgique d’une époque qu’elle n’a même pas vécue !
* Université d’Oran
4 juillet 2013
Universitaires