C’est rire. D’abord. Ensuite bouger son corps dans le sens de son désir.
Puis voyager.
Puis nager.
Puis apprécier les cinq sens comme des fenêtres, pas comme des péchés.
Sauf que ce n’est pas évident : chez nous le corps est cerné, pliée, pas déployé, surveillé et presque honni.
D’abord à gauche, le ciel et sa religion : le corps est accusé du Crime, refoulé vers le statut d’organe et porté dans le malaise. Il est jugé impur, corrompu, tentateur et source de la culpabilité. Le corps est un délit à se faire pardonner par la prière, l’ablution et l’attente de la mort.
Ensuite à droite, le Régime : là le corps est un poids démographique, une menace sécuritaire. Il n’est pas béni dans sa citoyenneté mais surveillé, gavé, frappé, ignoré dans ses droits, soupçonné. Le régime s’en méfie et le tient à distance par la subvention ou le logement. On ne conçoit pas qu’il puisse vouloir le loisir : le régime à plus de 70 ans et interprète le monde selon lui-même : un corps jeune a donc besoin d’un dentier, de médicaments gratuits, de méditation et de nostalgie. Avant l’Indépendance, on mangeait à peine et donc, pour le régime, le sens de l’indépendance est de manger mieux. La définition du bonheur est dans l’alimentation et celle du loisir dans la cérémonie. Le corps ne peut être que commémoration ou rassasiement.
Puis en face du corps ? L’espace. L’Algérie est un pays vaste où on ne voyage pas. A cause de la guerre 90, des barrages routiers, du manque d’espace dédiés, des fiches d’hôtels, du manque d’accueil et de la peur. L’avez-vous remarqué ? Dans les villes algériennes il y a peu de plaques d’indications pour les étrangers, pas de pissotières pour les voyageurs et tout est fait pour les autochtones, les locaux, le sédentaire. La ville est destinée à ses habitants. La mentalité policière aime l’immobilité, les gens assis, fichés, nichés, pas le voyageur. Pour sortir dans l’espace, le jardin, la place, il faut une autorisation, un agrément. L’équation policière est simple : on n’aime pas les couples, ni les attroupements. Le rêve est un corps seul, assis, qui ne bouge pas et qui mange, prie puis meurt satisfait. Il n’y a pas d’espace pour les gens hors de chez eux, les jardins sont fermés ou mal fréquentés ou horribles à regarder. Dans les villages, il n’y a rien que la prière ou le kif et dans les villes il y a peu et seulement pour les yeux. Le corps n’a pas où aller et le loisir est soupçonné.
Ensuite, dans le dos du corps. Les martyrs, morts tellement pour nous qu’on doit se sentir coupables de rire, de s’amuser et de danser. Puis il y a le souvenir des années 90. Celui d’octobre 88, de novembre 54…etc. Autant de dates de morts et si peu de dates de renaissances.
Du coup, l’essentiel : en Algérie on ne s’amuse pas. Et quand on veut s’amuser on a cinq choses contre soi : les conservateurs, la doctrine du martyr, le policier, la religion et les souvenirs de guerre.
Qu’avons-nous oublié de comprendre ? Le loisir en Algérie, c’est comme la harga : ce n’est pas une question d’argent, mais de sens et de liberté. D’ailleurs, les deux sont liés. Le loisir est le synonyme rieur et heureux de la liberté. On ne peut pas avoir l’un sans l’autre. Et on n’a pas la liberté. Et on ne s’amuse donc pas et on n’a pas de loisirs. Personne n’a pensé à restaurer le sens de la fête chez nous. On s’ennuie, on part ou on meurt.
2 juillet 2013
Kamel Daoud