Compte rendu du roman “la traversée”
J’ai choisi comme exemple Mouloud Mammeri pour produire un compte rendu de lecture. J’ai pour objectif d’informer le lecteur sur cet auteur que l’on croit connaître mais qui demeure le chantre de la culture berbère non reconnu à sa juste valeur parfois même lésé dans sa propre oeuvre. Je voudrais également apporter quelques précisions sur la littérature algérienne d’expression française notamment celle qui s’illustre dans la production romanesque. Et mon choix est focalisé sur le roman « la traversée ».
Il est nécessaire pour mieux cerner les éléments composant ce présent texte de faire ici une très brève présentation de l’auteur.
Mouloud Mammeri a joué un rôle de premier plan dans la littérature algérienne particulièrement kabyle. Il est né le 28 décembre 1917 dans un village de Kabylie, Taourirt Mimoun dans la contrée des At Yanni. Après des études primaires jusqu’à l’âge de 12 ans, il va rejoindre son oncle à Rabat, au Maroc avant de rentrer au pays quatre ans plus tard, pour s’inscrire au lycée Bugeaud actuellement lycée Emir Abdelkader. Ensuite, il part pour le lycée Louis-le-Grand pour préparer l’Ecole Normale Supérieure. Après avoir été mobilisé en 1939 au début de la seconde guerre mondiale et libéré en 1940, il s’inscrit à la faculté des lettres d’Alger. De nouveau mobilisé en 1942, il prend part aux campagnes d’Italie, de France et d’Allemagne. En 1947, il participe à Paris à un concours pour le recrutement de professeurs de lettres. Il fut professeur à Médéa en 1947-48, puis à Alger (Ben Aknoun). Ensuite, professeur à l’université d’Alger et directeur du centre de recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnographiques jusqu’en 1980. Il a trouvé la mort dans un accident de voiture en 1989 à Ain Defla.
Pendant des années imbu du sentiment national et amoureux de ses origines, il parcourt espace et temps pour offrir aux lecteurs probablement ses meilleurs pages. L’université de Tizi-Ouzou porte son nom en sa mémoire. Son oeuvre est l’une des plus importantes dans le domaine berbère. Elle est variée, c’est le résultat d’un travail et d’une action de longue haleine, elle doit sa réussite aux efforts que cet homme qui devient par la suite, un mythe kabyle a toujours déployé de son vivant.
Il faut noter que l’anthropologie de Mammeri se fit avec un retour sur sa propre culture (un retour sur soi). Il part de l’étude de la culture kabyle puis des cultures berbères. Il était d’abord lié intrinsèquement à sa Kabylie qu’il fait connaître par ses écrits, qu’ils soient des romans ou des ouvrages sur la poésie par exemple « Poèmes kabyles anciens » et adopte ensuite, d’autres populations locales telles que celle du Gourara dans son ouvrage « L’ahellil du Gourara »et celle des touaregs qu’il découvre vers les années 60 et avec laquelle il se trouvait en communion. Il accordait à chacune une grande attention et le plus grand respect.
A chaque fois que Mammeri évoquait les berbérophones et les régions qu’il sillonnait, il se sentait responsable de sauvegarder les dernières bribes de la culture berbère ceci, en happant comme il le disait déjà, les plus originales paroles orales qui restaient sous formes de légendes, de contes, de musiques et de chants. Mammeri s’investit à tout moment dans une tâche qui lui permettait de découvrir des régions à l’échelle de l’Algérie et de tout le Maghreb. Des localités porteuses aussi d’une culture, d’une histoire qu’on négligeait d’enregistrer, de connaitre et de sauver. A partir de la découverte de la Berbérie plurielle mais singulière et surtout après ses contacts directs avec le Sahara, cet éminent chercheur a su qu’on ne pouvait séparer les études linguistiques et littéraires du savoir moderne qu’est l’anthropologie. D’ailleurs, il voulait doter ses propres études d’une approche anthropologique complète de la société algérienne. Hélas ce savoir nouveau, le sien propre n’était pas bien compris et lui-même avait compris comme dirait Marceau Gast « qu’une anthropologie bien comprise pouvait être une démarche libératrice en même temps qu’une science ». La découverte du Sahara était pour lui plus que révélatrice puisqu’elle a suscité et accéléré son engagement dans des recherches sur l’homme à partir de problématiques endogènes.
La traversée l’oeuvre dont il est question ici, a pour héros un jeune journaliste d’origine kabyle qui a passé sa vie à se battre pour la liberté, à se servir de sa plume pour s’exprimer sur son pays, sur une vie et une race qui ne sait pas mourir.
Déjà dans sa pensée Mourad se révélait. Il voulait que sa vie prenne le chemin de ses ambitions en faisant un retour aux sources mais hélas il était trop tard. La quête qu’il savait inachevée ne lui appartiendrait pas, non plus qu’à aucun des siens. Tout le récit est construit sur ce refus non pas du danger, de la clandestinité et de la prison mais de la censure qui mutilait (pour reprendre l’auteur) ses articles et qui le poussait à renoncer à l’essentiel. Finalement sa profession de journaliste ne lui apportait que désillusions ! Lorsque Mourad aura tragiquement pris conscience de l’inutilité de sa résistance, il sombrera dans la boisson et dans le silence qui le transportait jusqu’à son village natal où il mourut de fièvre.
Dans ce récit grave et prenant, un voyage s’impose et ce n’est pas n’importe lequel mais c’est une traversée du désert qui va s’avérer révélatrice d’un destin tragique qui l’ayant parachuté lui et ses amis au sud algérien, s’achèvera sur une plage du nord dont « le sable ne gardera même pas trace de son passage ». Le dernier reportage pour lequel il part à travers le Sahara va en même temps symboliser pour lui le repère identitaire puisque c’est vers la liberté et l’authenticité qu’il se destinait mais également lui servir de révélateur et de symbole de vérité concrète et de désenchantement à la fois.
Le désert, ses prestiges, le sable, la tente et la vie des touaregs agissent sur lui comme un amplificateur :
« Si je croyais aux signes, je trouverais cette traversée exemplaire et j’en ferais un apologue pour l’endoctrinement puéril des générations à venir. Car maintenant je suis sûr que, si le désert atavique n’est entré que tard dans ma vie, il était inscrit dans mes veines depuis toujours. Peut-être l’ai-je apporté avec moi en naissant. Un jour nous devrions nous rencontrer. L’expédition du pétrole n’a été que le révélateur. » (p.172).
En missionnaire ou en aventurier cette chance qui lui est offerte de rencontrer ses autres frères amazighs lui rappelait son attachement à sa société, à sa culture et à la vie qui provenait de la conscience, de leur mise en écart ou de l’ignorance tout court.
Tout le roman est construit sur une quête, celle de la vérité. Toute la traversée, les marches à contre-courant du héros journaliste le montre. Ce personnage dont l’origine (berbère) est connue et dont la race est celle des libres et des purs, mène un combat indépendantiste qui donne une image exacte du désenchantement des intellectuels algériens. Ceux-là à qui l’indépendance n’a rien apporté de mieux comme à tout le monde d’ailleurs, leur combat est presque vain, n’est jamais achevé. Ils passent plutôt leur vie à défricher le sol ingrat du pays légué par les ancêtres mais qui ne leur appartient pas hélas, non plus qu’à aucun des leurs. Le combat est fait d’un refus en même temps d’un constat amer : le colon et la France ne sont pas les seuls responsables des maux et fléaux de l’Algérie indépendante. Ils ne sont pas responsables non plus du problème identitaire qui demeure sans solution. Mammeri commence d’ailleurs son roman ainsi : « Ce qu’ils voulaient, c’était la grande – la grande vie pour tous et, si ce n’était possible, au moins pour eux : il fallait bien commencer par un bout. Au début ils manquaient de références. La grande vie c’est quoi ? Puis les plus vieux se rappelèrent celle que jadis ils voyaient mener aux européens, les plus jeunes préfèrent apprendre dans les films ou à la télé. Danser, boire, manier de grands jouets, faire semblant de n’être pas jaloux de sa femme. Parce que la grande vie c’était bien, mais ils ne pouvaient la mener avec les paysannes boueuses et analphabètes, qui leur avaient servi jusque là d’épouses et d’exutoires. Alors après la guerre, les uns après les autres, ils avaient divorcé. Ils avaient épousé des bourgeoises ripolinées, avec des cheveux eau-oxygénés, plein de bijoux et qui parlaient français en grasseyant les « r » ; les plus chanceux, ou les plus inconscients, avaient épousé des européennes au cours des nombreux voyages qu’ils avaient effectués à travers le monde pour l’organisation. L’ennui bien sûr c’étaient les autres, ceux du dehors, qui n’avaient ni whisky ni épouses blondes et grasseyantes ni jeux de société. Comme on leur avait répété que le paradis était pour tous ils y avaient cru et ils pressaient sur les portes si fort qu’un de ces quat’ elles allaient céder. Les salauds !ils font exprès ou quoi ? Peut-être qu’ils ne se rendent même pas compte, ils ne voient pas que s’ils continuent à pousser, elles vont craquer les portes, et le paradis sera ravagé. Et qu’est-ce qu’ils auront gagné, ces imbéciles, une fois qu’ils auront ravagé le paradis ? De toute façon ils ne peuvent pas y entrer tous, l’espace est mesuré et eux font des enfants comme ils respirent. De temps en temps les élus entrouvraient la porte, par calcul. Ils en laissaient passer une pincée, mais – comme c’étaient toujours les plus malins- eux y gagnaient, parce que les nouveaux promus devenaient ensuite les plus féroces défenseurs de la porte. Quelque fois aussi par erreur, c’était un cave du genre de Mourad qui entrait. » (pp.7-8).
Dans sa traversée du désert, Mouloud Mammeri fabrique un héros qui vit dans la frousse de voir un jour à cause des méchants séparatistes mourir l’idéal qu’il se fait de l’Algérie et qui cherche à propager son effroi. Il côtoie d’ailleurs d’autres personnages du roman, ce sont ses compagnons de traversée dont les projets et parfois les mentalités sont différents. De Serge à Amalia deux journalistes européens, à Boualem l’intégriste musulman jusqu’à Ba Salem, le sage et le dernier représentant d’une culture qui se perd, enfin à la mère et à Tamazouzt qu’il retrouve lors du retour aux sources à Tasga, les souvenirs qui vont dans la continuité entre Taâssast, Tasga et le Sahara prolongent le drame et la dérision qui se trouvaient dans tout le pays.
Même les touaregs qui paraissent mener une vie simple, amoureux de la liberté, l’auteur les présente comme des êtres inspirant plus de pitié car leur désarroi est profond et dépassait un peu plus celui des autres. Et c’est pourquoi ils résistent farouchement à toute nouveauté et puis d’ailleurs, ils expriment leur hostilité envers toute intégration quelle qu’elle soit et ses instruments comme à l’école :
« … dans les reste de l’Algérie les parents font des pieds et des mains pour que leurs enfants entrent à l’école. Ici il a fallu leur envoyer les gendarmes …la semaine dernière les enfants se sont sauvé de l’internat. Nous avons repéré la direction qu’ils ont prise : c’est probablement celle de leur campement. Nous avons envoyé les gendarmes les récupérer. S’ils ne les ont pas retrouvés d’ici deux ou trois jours, les enfants vont mourir de soif…D’une façon générale ils n’aiment pas l’école ». (pp. 82-83).
Le touareg tient à sa liberté. Et les enfants qui refusent l’école veulent tous devenir chauffeurs pour justement réaliser cet idéal de liberté :
« …chauffeur, bon, dit le maître, mais expliquez-vous, pourquoi chauffeur ? Ahitaghel leva le doigt. Oui toi dit le maître. Parce qu’on va où on veut… » (p.86)
Qui lirait ce roman aimerait et vivrait lui aussi la traversée et voudrait découvrir le monde isolé du sable, des couleurs, des bruits, de la nature sauvage mais éblouissante animée par l’Ahals des uns et la Sbiba des autres qui prenait tout le monde dans son piège. La symbolique du sud et la création d’un monde d’images associant optimisme et délire qu’évoquait la vie nocturne du campement où le héros et ses compagnons se réfugiaient :
« L’horizon avala le soleil et tout de suite l’air se mit à brûler la peau comme une lame d’acier froide. C’était leur dernier campement en plein air. Comparée à celles qu’ils venaient de parcourir jusque-là, la piste d’In Salah était une promenade d’agrément. Le lendemain, si tout allait bien, ils seraient à Timimoune, dans la maison de Ba Salem, où Meryem leur servirait du petit lait acide et frais…Les étoiles jaillissaient du ciel par poignées. Un morceau de lune rouge écorcha l’horizon et, à mesure qu’il montait, les éteignait autour de lui. Les lits de camp étaient éparpillés sur le fond plat de l’oued, auquel les bagages jetés au hasard donnaient une allure de souk… . D’entre les cailloux du chemin de minces filets d’eau se mirent à sourdre. Ils luisaient dans un grand silence blanc. A mesure que Mourad montait, ils devenaient plus nombreux, ils se fondaient les uns dans les autres. De temps à autre fusaient des rires, que des baisers rapides étouffaient. Puis, dans une cuvette bleue, le lac étala sa surface lisse. Au- dessus se balançait le morceau de fer rouillé de la lune. Quelquefois la montagne le cachait, on ne voyait que les lueurs d’incendie qui éclairaient les rochers par derrière. Puis les ruisseaux se turent et le lac, au moment où les pieds en feu de Mourad allaient y plonger, se mua en un champ de cristaux de sel bleu pâle. Il ne restait que les rires et les baisers, qui glougloutaient derrière la montagne. Mourad alla vers eux, quoi qu’il suit que les rires et les baisers allaient disparaître, comme d’eau du lac et les filets argentés, et devenir à son approche le bruit du vent sur les arêtes aiguës des rochers. »
Le caractère du roman nous pousse à parler du style. Nous sommes ici en face d’un maître de l’écriture. Celui qui fait la jonction entre le roman et la poésie. Il faut dire que l’auteur se sert de son imaginaire propre pour bien s’exprimer par le biais de la métaphore poétique et l’utilisation abondante des mots que lui offre la langue de l’autre, le français. Sa maîtrise de cette langue, la beauté des métaphores, les images et l’élégance de la phrase font vite prendre conscience au lecteur que Mouloud Mammeri vit davantage dans l’univers de la poésie que dans celui de la fiction romanesque. Il échappe ainsi aux normes du roman traditionnel plutôt universel car connaissant bien sûr ce dernier, il nous livre une autre écriture, un genre nouveau dans une autre manière de concevoir des rapports véritables, inexorables dans l’histoire et c’est ça son roman à lui. Un roman réaliste, peut-être régionaliste dirait certains où la concrétisation du drame trouve refuge.
Il se distingue donc quelque part avec une écriture romanesque où l’on croirait qu’il voulait réhabiliter les réalités identitaires algériennes, les richesses culturelles et leur vérité afin de leur donner plein droit d’entrée dans la langue littéraire. Et l’intrigue se résume surtout à l’essentiel du drame qui se passe dans l’âme du héros « Mourad ». Aucun grand événement ne va se produire où il jouera un rôle de premier plan. Il n’en est rien : la lutte du journaliste pareille à celle de l’intellectuel, du citoyen ordinaire se livre dans le vide, ce n’est pas une faiblesse que marque l’auteur mais tout est dans la place qu’occupe le héros victime de la vérité qu’il cherche à laquelle il accède. Tout s’exprime dans cette fin naturelle ou subite qui l’arrache jeune et seul à son pays aux siens et à l’authenticité à laquelle il aspirait :
«Mais à quoi bon tricher ? Cela devait arriver, je veux dire : comme cela. Il aimait les marches à contre-courant. Ça cavalait partout autour de lui, lui s’est muré dans un rêve absurde. » (p. 183).
L’oeuvre de Mammeri toute entière s’offre à nous comme un réceptacle où le nord, le sud, l’eau, le sable, Tam1* et Tasga sont présents et révèlent une description d’un univers peuplé par les héros et leurs compagnons ; ces figures symboliquement crées dans l’unique but de décrire un paradis à la fois artificiel et éphémère pour ne pas dire perdu. Certains penseurs ou individus ordinaires diraient que Mouloud Mammeri impose son authenticité, d’aucuns verront que même s’il utilisait son écriture comme lieu de confession, il ne fait que s’élever par la puissante voix de l’écriture contre les ravages de l’idéologie néolibérale et la civilisation inconsciente.
Toutefois, que l’on parle de conscience personnelle, de vision pessimiste ou autre, l’essentiel est que Mammeri émerge dans un climat qu’il recherchait depuis toujours. Imposant son langage personnel ou vivant dans la mystique de l’échec de ses écrits, il savait pertinemment ce que c’est que le destin d’une histoire d’un peuple et de sa culture. A travers, Aâzi, Mourad Tamaâzouzt ou Ba Salem, Meryem et Amayas, il produisait une littérature du réel et de l’irréel et savait dirait-il déjà « que sous chaque ciel du monde la tragédie éclorait d’elle-même et n’y avait même pas besoin de forcer avec les mots : la réalité passait les phrases de si loin » (l’Opium et le Bâton). On croirait que dans ce dernier roman Mouloud Mammeri assumait son despremier « la colline oubliée » qui a été contesté, mais il le reprend. Et la continuité s’observe dans le rappel de ses personnages par le titre ou même par le héros qui retourne dans cette colline oubliée et y meurt :
Dans ce village oublié au haut d’une colline que la montagne ne protège plus des sauterelles ni du sirocco (il y a partout la route, l’électricité, le percepteur et le transistor) je me présenterai demain les mains nues, couvert du burnous ancestral, comme l’un des hommes qui l’ont fait durer jusqu’ici pour me distinguer de l’un d’eux, il faudra qu’ils y regardent de près. Ici j’ai vu le jour. Mon destin s’est inséré ici dans le monde. C’est ici que je le poursuivais désormais… »
Aussi par la voix de Mourad Mammeri évoque encore une fois tous les personnages de la colline oubliée: « La nuit était celle des sehdjas anciennes , et devant les yeux éblouis de Mourad se dressa tasga, le vrai, celui de Mokrane, de Mouh, de Menach et d’Aazi …. Mokrane et Mouh étaient morts, morts Raveh et son tambourin, Ouali avait été tué dès le début de la guerre sous prétexte qu’il était berbériste. Menach avait épousé Aazi, mais était-ce encore Aazi que cette femme qui lorsqu’elle revenait à Tasga, traînait dans les venelles sa silhouette exsangue ? Meddour et Davda habitaient Alger. Seule Sekoura, la mère de Tamazouzt, restait encore au village… » (p.51)
Revendiquer cette colline et ce premier roman est peut-être une façon de répondre au lecteur non averti de la littérature et de son oeuvre et de la façon dont il faut les aborder. Ceci dit en final Mouloud Mammeri a bien su réalisé le voyage de la vie par l’intermédiaire de son héros Mourad lequel, à son tour a su choisir le mot qui convient à son texte journalistique : « Une traversée, c’est le mot. Mea Culpa ! Je fais amende honorable. Il avait trouvé le mot. Ce texte qu’il écrit pour le journal était prémonitoire et c’est nous qui n’y avons rien vu. Nous nous croyions embarqués avec lui dans la même nef, pour la durée de nos vies. C’était une erreur. Il n’était, lui, qu’un compagnon de traversée. » (p. 186).
Mais après Mourad, après Mammeri, le soleil d’Algérie, du Sahara ou de la Kabylie n’a pas terni. Et si Mourad le héros de cette traversée est retourné aux sources pour mourir en silence et c’est lui qui disait : « Je n’ai pas encore mérité le divin néant, mais, quand après des millénaires mon âme demandera à revenir, je choisirai une autre planète de la galaxie, c’est sûr, car pour celle-ci, merci, je l’ai assez vue comme cela.» (p.173).
Et bien Mammeri qui meurt à Ain Defla a bien mérité ce divin et il faudrait mieux le connaître plutôt lire son oeuvre pour le juger, le contester et le critiquer. Qui est donc mieux placé que lui pour nous renvoyer à notre authenticité et l’harmonie humaine. C’est l’un des meilleurs rassembleurs des berbères et des humains. Il peut être vu comme l’homme du passé mais c’est celui-là qui reste lisons donc bien son oeuvre.
Hassina Kherdouci
Docteur en littérature et art
Département de langue
et culture amazighes
22 février 2013 à 12 12 04 02042
A travers la lecture et l’étude des romans de Mouloud Mammeri on remarque qu’une certaine errance spatiale les caractérise : de la montagne isolée et coupée du monde à un ailleurs plus ouvert, risqué et périlleux qu’il s’agisse de la ville ou du désert dans La Traversée.
Les personnages sont confrontés à l’exil, forcé ou volontaire interne ou externe. Cet itinéraire romanesque et scriptural suit une logique en trois temps allant de l’intérieur vers l’extérieur en passant par la découverte d’un ailleurs hypothétique.
Cela constitue, à notre avis, la signature propre de l’écrivain. Par ailleurs, une sorte de constante revient dans tous ses romans : ils sont tous caractérisés par un goût d’amertume qui colle à la peau de ses personnages lesquels ne finissent pas de désenchanter. C’est le cas, à titre illustratif de Arezki dans l’épisode où il brûle ses livres par dépit, de Mokrane qui découvre que la civilisation n’est qu’un leurre ou de Mourad qui meurt faute de ne pas pouvoir réaliser ses idéaux démocratiques et de justice. En substance, la promesse du meilleur est illustrée sous forme d’une illusion. Cette illusion est traduite sous forme de retour sur un lieu clos et vide de vie (Tasga, Ighzer ou Tala). Finalement, les personnages préfèrent la misère quotidienne et la vie au ralenti mais palpable au village que les mirages d’ailleurs.
La Traversée, un cadre spatial ouvert sur des incertitudes…
C’est un roman qui retrace la situation concrète de l’Algérien vivant dans une période déterminée : l’Indépendance. Il traite des problèmes humains (somme toute communs à tous les hommes), qui surgissent au lendemain de fêtes mais surtout met en évidence la grande désillusion qui a suivi la grande liesse populaire de 1962. C’est la même société que celle décrite dans les trois premiers romans mais à des époques différentes et avec des visages métamorphosés épousant ainsi les contours de la réalité de l’heure !
Comparativement aux trois premiers romans, dans La Traversée, l’auteur opère un choix d’un cadre particulier- Le désert- en un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, c’est à dire du village au Sahara ; et d’un moment déterminé- la période post-coloniale- Ce mouvement dans l’espace et dans le temps est la caractéristique de l’écriture romanesque chez Mammeri et traduit l’évolution de son écriture et de sa pensée. Du cadre circonscrit et étroit qui était le village de Tasga dans les premiers romans, à un espace plus large et plus ouvert qu’est le Sahara, la dimension spatiale revêt une importance capitale dans la mesure où le cheminement de la pensée de l’auteur suit un mouvement régulier et surtout bien déterminé.
Un cadre temporel déterminé, les lendemains de fêtes
Au regard des énormes sacrifices consentis par tout un chacun, les attentes et les espoirs nourris des années durant étaient trahis. Les vieux évoquaient les moments du passé avec une pointe de nostalgie pour montrer à quel point était grand leur désespoir : «Ce qu’ils voulaient, c’était la grande vie- la grande vie pour tous et, si ce n’était pas possible, au moins pour eux : il fallait bien commencer par un bout [...] La grande vie c’est quoi ? Puis les plus vieux se rappelèrent celle que jadis, ils voyaient mener aux Européens, les plus jeunes préférèrent apprendre dans les films ou à la fête. Danser, boire, manier de grands jouets, faire semblant de n’être pas jaloux de sa femme.» Beaucoup de dégâts pour peu de résultats, finalement. Tout passe par les apparences et l’illusion de la liberté et du développement, rien n’est authentique. Mais est- ce cela qui est attendu ou promis ? Que cachent les liesses populaires menées à grandes pompes ? Que promettent les grands discours prometteurs ? Qu’en est-il en réalité ? Avec une pointe de pessimisme non dissimulé, l’auteur nous dévoile des éléments de réponses sous forme de constats accablants: «[...] de l’autre côté, tu seras quoi ? Le chômage ambiant, les yeux bruns d’inflation, la peur des autres, la tienne te colleront à la peau ; ils te relégueront dans un coin de réserve indienne, d’où tu crieras au secours en vain : ici on t’aura oublié».
Finalement c’est l’oubli qui nous guette. Vains efforts pour si peu de résultats ! L’auteur prend quand même le soin de distinguer les deux périodes que tout sépare. Le temps de la barbarie est certes fini et tant mieux puisque, au delà des dégâts collatéraux qu’il a engendrés et des blessures inguérissables qu’il a laissés, il demeure néanmoins circonscrit et limité dans le temps : celui d’une révolution. Mais la vraie question est celle qui s’impose d’elle-même : après la Révolution, que sera-t-il advenu de ce petit peuple exsangue et essoufflé après tant d’années de guerre et de souffrance? Une fois de plus, le constat de l’auteur est accablant car l’indifférence s’installe durablement et rien n’augure de lendemains meilleurs si ce n’est des banalités de la vie quotidienne sans grande incidence sur l’état général du développement et de l’évolution de la société : «Mais le temps des sauvages est passé. Il dure l’espace d’une révolution. Après, vient le temps des lois, des bakchich, des balises sur les routes, le temps des papiers d’identités et des brouets noirs.» Le brouet noir s’installe en dur et pour longtemps encore car il fallait recommencer à zéro et rebâtir sur des bases solides et pas sur du sable fin : «ça ne pouvait pas être toujours la fête, il fallait vivre aussi, tout était à remettre en place, tout était à inventer dans ce pays !»
Oui, mais comment et quoi inventer ? Pour les uns – un courant de la société représenté par le frère Boualem, islamiste invétéré et journaliste, le retour «aux sources» est la solution idoine : «Qui sait si entre le désert et la foi, Dieu n’a pas crée une secrète connivence comme si, pour se découvrir, la vérité a besoin de la parfaite nudité ? Au désert aucune des perverses inventions de Satan ne s’interpose entre les hommes et Dieu. Du désert le frère Boualem va rapporter les images des temps bénis où la vérité vivait parmi les hommes.»
Pour rappel, Boualem signifie en arabe, l’homme à l’étendard, le porte-drapeau, le drapeau des croyants s’entend. Pour les autres, un courant aux antipodes du premier, symbolisé par la personne de Mourad (Mourad, un autre athée et un berbériste » ) ne l’entendent pas de cette oreille : «Le destin des héros est de mourir jeunes et seuls. Celui des moutons, est aussi de mourir, mais perclus de vieillesse, usés et, si possible en masse.» Ainsi une vision antinomique de l’Algérie indépendante s’installe d’ores et déjà non pas comme une tare mais comme une chance qui augure un combat d’idées prometteur et générateur d’une vraie démocratie : «Des héros, il fallait qu’il en reste pour déblayer la route jusqu’à l’oasis, il fallait aussi qu’ils meurent pour qu’on puisse enfin se retrouver entre soi et respirer.»
Morjane
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22 février 2013 à 12 12 04 02042
Un cadre spatial ouvert, le désert
Cette évolution dans le temps se conjugue avec l’évolution dans l’espace. Ainsi du village où se déroulent les événements des premiers romans, l’auteur passe à un autre lieu plus ouvert mais plus risqué et moins sécurisant : le désert. Le choix de ce lieu n’est pas fortuit et semble être chargé de signes et de symboles forts significatifs ! Pour bien décoder ces signes et ces symboles, nous avons interrogé le dictionnaire des symboles .
Le désert est donc cette «Etendue superficielle stérile, sous laquelle doit être cherchée la Réalité». C’est le cas notamment de Boualem qui vient retrouver la virginité des débuts de la vie du Prophète. Le désert est également un symbole fort des peuples anciens, donc de l’humanité en «quête de l’Essence, quête de la Terre promise par les Hébreux à travers le désert de Sinaï, ainsi que la quête du Graal.
Dans l’ésotérisme ismaélien, le désert c’est l’être extérieur, le corps, le monde, le littéralisme ; qu’on parcourt en aveugle sans apercevoir l’Etre divin caché à l’intérieur de ces apparences.» En plus de son étendue et de son immensité, ce lieu est magique ! Au retour de leur mission, tous les personnages du roman sont atteints par «la maladie» du désert et ne sont pas tous revenus identiques. Ainsi le désert s’oppose au village et ce déplacement dans l’espace traduit une certaine évolution des mentalités au contact des autres par une ouverture d’esprit mais aussi traduit celle de l’auteur et de ses idées.
A une certaine période, l’espace clos qui était le village doit s’ouvrir sur le monde puisque les circonstances ont changé par rapport à La Colline oubliée ou au Sommeil du juste -période d’avant-guerre mais cette ouverture n’est pas sans danger. Le village des trois premiers romans se situe sur la haute montagne. Ses habitants s’y trouvent depuis la nuit des temps. Ils s’y sentent en sécurité certes mais la stérilité (sociale et économique) les guettent inéluctablement. Ce dilemme insupportable est une constante dans l’œuvre de M. Mammeri.
Selon le dictionnaire des symboles, le symbolisme de la montagne «Est multiple : il tient de la hauteur et du centre. Et tant qu’elle est haute, verticale, élevée, rapprochée du ciel, elle participe du symbolisme de la transcendance ; et tant qu’elle est le centre des hiérophanies atmosphériques et de nombreuses théophanies, elle participe du symbolisme de la manifestation. Elle est ainsi rencontre du ciel et de la terre, demeure des dieux et terme de l’ascension humaine.
Vue d’en bas, de l’horizon, elle apparaît comme la ligne d’une verticale, l’axe du monde mais aussi l’échelle, la pente à gravir. La montagne exprime aussi les notions de stabilité, d’immobilité, parfois même de pureté… » Parallèlement, le village, lui, présente deux facettes contradictoires, voire opposées : d’un côté, il est une structure contraignante et un lieu étroit où tout le monde se connaît : petit, étouffant, régi par des lois rigides ne laissant pas de place à l’individu donc incompatible avec son épanouissement individuel car il bride drastiquement les élans de chacun d’où les tensions fréquentes et les luttes parfois fratricides entre villages ou tribus voisines.
L’absence des moyens de survie, de transport et de richesse économique fait de ce lieu un endroit oublié, oublieux et isolé du monde comme l’a si bien montré l’auteur dans La Colline oubliée qui porte bien son nom. Ce problème est largement traité également dans un long essai intitulé : La société berbère, paru en 1939. Il analyse la vie et les lois qui régissent les différentes tribus berbères disséminées de façon anarchique sur les hauteurs des montagnes dans l’intention avérée de se protéger certes mais, revers de médaille, un tel choix les isolent du monde extérieur et accentue les rivalités.
L’auteur conclut que ce peuple persiste mais ne résiste pas ! Cet isolement est repris également dans ce dernier roman et comble de l’ironie, ne peut même pas se défendre comme jadis, laminé qu’il était par les vicissitudes et les aléas de l’histoire : «Dans ce village oublié au haut d’une colline que la montagne proche ne protège plus des sauterelles ni du sirocco.» De l’autre côté, ce même village garantit pourtant une vie sociale assez cohérente ; chacun y a sa place propre et s’insère dans ce réseau précis. C’est donc un cadre spatial rassurant avec la tendresse d’une mère, immuable qui berce l’homme éternellement ; d’où cet attachement viscéral à la terre patrie, au village natal.
C’est le cas de tous les héros qui reviennent toujours sur leur montagne natale pour y mourir. Le village qui représente la cellule de base de vie, est un espace clos et bien limité.
La vie et le bouillonnement d’idées qui le caractérisait jadis à travers les assemblées de village, semblent le déserter sous les coups de boutoirs de la nouvelle vie aux exigences démesurées et aux ambitions illimitées ! Il ne peut plus nourrir les siens et à leur offrir tout ce dont ils ont besoin en matière de nourriture du ventre et de l’esprit surtout. Il est assimilé, par la force des choses, à un sinistre mouroir : «Dans le couloir de la mort lente qu’était devenue la place de Tasga, qu’est ce que les voyageurs pressés venus faire ?» Le village est déserté et offre un visage laid et repoussant aux visiteurs qui s’en émerveillaient pourtant jadis. Ainsi donc la ville s’oppose radicalement à la montagne et représente l’aspect négatif de la vie, un lieu de solitude et de mystères à la fois menaçant et rassurant. Elle est associée à la notion d’exil, une ville hydre. Ce monde extérieur qui lamine l’homme, le domine, l’asservit, l’écrase et le nie ne fait qu’accentuer la nostalgie contrairement à la montagne, désignée dans la culture berbère par Adrar Nenif, littéralement la montagne de la fierté.
Par Djamal Arezki, La Dépêche de Kabylie
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22 février 2013 à 14 02 43 02432
MOULOUD MAMMERI a vu le jour le 20 décembre 1917 au village de Taourirt-Mimoun sur les hauteurs des Ath-Yenni, à Tizi-Ouzou. L’écrivain en sciences humaines a légué à la postérité des œuvres fécondes et immortelles ayant marqué d’une empreinte indélébile la culture algérienne.
Ses romans, tels que la Colline oubliée, l’Opium et le bâton, le Sommeil du juste et la Traversée du désert ont été traduits en plusieurs langues.
Les deux premiers ont été adaptés à l’écran respectivement par Abderrahmane Bouguermouh et Ahmed Rachedi.
C’est à cet éminent linguiste qu’on doit également les Isefra, recueil de poèmes épiques du troubadour Si Muh U M’hand.
C’est lui également qui a élaboré la grammaire amazigh Tadjarrumth N’tmazighth ainsi que le recueil des contes anciens Maachahou, Talamchahou.
Le dramaturge Mammeri s’est distingué par sa trilogie théâtrale formée des pièces du Foehn, le Banquet et la Mort des aztèques.
Son cursus scolaire, il l’entama en son village natal de Taourirth- Mimoun qui lui a inspiré l’écriture du roman la Colline oubliée, jusqu’à l’âge de 11 ans, avant d’aller chez son oncle au Maroc. Quatre ans plus tard, il rentra au pays et s’inscrit à l’ex-lycée “Bugeaud”, actuel Emir-Abdelkader d’Alger, avant de s’installer à Paris où il prépara au lycée Louise le Grand le concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure.
Il fut mobilisé dès le déclenchement de la seconde Guerre mondiale.
El 1940, il s’inscrit à la faculté des lettres d’Alger. mobilisé une deuxième fois en 1943, il participa aux campagnes d’Italie, de France et d’Allemagne.
Après quoi, Mammeri prit part, à Paris, à un concours pour le recrutement de professeurs de lettres, avant de rentrer au pays en 1947.
Après avoir enseigné à Médéa en 1947-1948, il devient professeur à l’université d’Alger où il occupa la première chaire de berbère de l’Algérie indépendante, avant d’être directeur du centre de recherches anthropologiques, historiques et ethnographiques (CRAPE, ex-Musée du Bardo).
MOULOUD MAMMERI.L’homme de lettres et penseur émérite algérien s’est éteint à l’âge de 71 ans. Il trouva la mort dans un accident de la circulation, dans la nuit du 25 au 26 février 1989, sur la route de Aïn-Defla menant vers Alger alors qu’il revenait du Maroc où il avait participé à un colloque international sur les langues maternelles.
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22 février 2013 à 14 02 44 02442
Jugements
« Ses romans représentent, si l’on veut, quatre moments de l’Algérie : La Colline oubliée les années 1942 et le malaise dans le village natal avec le départ pour le pays des « autres »; Le Sommeil du juste l’expérience de l’Algérien chez ceux-ci et le retour, déçu, chez les siens; L’Opium et le bâton la guerre de libération dans un village de la montagne kabyle (…). Enfin La Traversée depuis 1962 se termine sur le désenchantement (…). ‘La mystique est retombée en politique’, le dogme et la servitude sont ‘programmés’. »
Jean Déjeux, Dictionnaire des auteurs maghrébins de langue française, Paris, Éditions Karthala, 1984, p. 158 (ISBN 2865370852)
« Tes rapports avec le pouvoir (tous les pouvoirs) ont été très clairs ; une distance souveraine (…) Tu n’acceptais aucune contrainte, aucun boulet à ton pied, aucune laisse à ton cou. Tu étais par excellence un homme libre. Et c’est ce que Amazigh veut dire. Cette liberté t’a coûté cher. De toute façon, tu en savais le prix et tu l’as toujours accepté. (…) Ce serait faire affront à ta générosité et à ta noblesse d’âme que te m’attarder à l’énumération des injustices, des diffamations qui glissaient sur toi comme de simple égratignures (…). Qui peut oublier les débuts de l’année 80 ? Des hommes qui nient une partie de la culture de ce peuple (…) t’interdisent de prononcer une conférence sur la poésie kabyle. De partout, de Bejaia, de Bouira, de Tizi-Ouzou, la Kabylie se lève pour défendre ses poètes. Et c’est toute l’Algérie qui, peu à peu, année après année, rejettera les baillons, les exclusions, les intolérances, la médiocrité et qui un jour d’octobre descendra dans la rue pour l’affirmer en versant une fois encore son sang. »
Tahar Djaout, Lettre à Da Lmulud, dans Algérie-Actualité, n° 1221, Alger, 9 mars 1989, et Awal, n° 5, 1989
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22 février 2013 à 14 02 46 02462
Mouloud Mammeri
Lettre à Da L’mulud
par
Tahar Djaout
Lettre de Tahar Djaout à Mouloud Mammeri
Cette lettre a été écrite par Tahar Djaout après la mort ( 25 le 1989 février ) de Mouloud Mammeri en 1989 et a été publié par AWAL.
Comme il va être dur de devoir désormais parler de toi au passe! Quelques heures après ta mort, que ta famille et tes amis ignoraient encore, un universitaire qui venait d’assister a ce colloque d’Oujda d’ou tu revenais toi aussi m’entretenait de toi. Il me disait, entre autres, que tu avais passe sept heures a la frontière; trois heures et demie du cote algérien et autant du cote marocain. En dépit de ce que tu as donne a la culture maghrébine, tu demeurais un citoyen comme les autres, un homme qui n’a jamais demande de privilèges qui a, au contraire, refuse tous ceux qui lui ont été proposes. Depuis le prix littéraire qui a couronne ton premier roman et que tu as refuse d’aller recevoir, tu t’es méfie de toutes les récompenses parce que tu savais qu’elles demandaient des contreparties. Tu n’étais pas de ces écrivains qui voyagent dans les délégations officielles, dans les bagages des ministres ou des présidents, et qui poussent parfois le cynisme jusqu’a écrire, une fois rentres, des articles contre les intellectuels aux ordres des pouvoirs !
Tes rapports avec le pouvoir (tous les pouvoirs) ont été très clairs; une distance souveraine. Tu étais, au lendemain de l’indépendance, président de la première Union d’écrivains algériens. Mais le jour ou l’on était venu t’informer que l’Union allait passer sous l’autorité du Parti, tu avais remis le tablier avec cette courtoisie seigneuriale qui t’est coutumière. Tu n’acceptais aucune contrainte, aucun boulet a ton pied, aucune laisse a ton cou. Tu étais par excellence, UN HOMME LIBRE. Et c’est ce que AMAZIGH veut dire. Cette liberté t’a coûté cher. De toute façon, tu en savais le prix et tu l’a toujours accepte. Tu as été peut-être le plus persécute des intellectuels algériens, toi l’un des fils les plus valeureux que cette nation ait jamais engendres. Le soir ou la télévision avait annonce laconiquement et brutalement ta mort, je ne pus m’empêcher, en dépit de l’indicible émotion, de remarquer que c’était la deuxième fois qu’elle parlait de toi; la première fois pour t’insulter lorsque, en 1980, une campagne honteusement diffamatoire a été déclenchée contre toi et la deuxième fois, neuf ans plus tard, pour nous annoncer ta disparition. La télévision de ton pays n’avait aucun document a nous montrer sur toi; elle ne t’avait jamais filme, elle ne t’avait jamais donne la parole, elle qui a pérennise en des kilomètres de pellicule tant d’intellectuels approximatifs, tant de manieurs de plume aux ordres du pouvoir.
Mais je vais clore la le chapitre navrant et long des brimades. Ce serait faire affront a ta générosité et a ta noblesse d’âme que de m’attarder a l’énumération des injustices, des diffamations qui glissaient sur toi comme de simples égratignures, qui te faisaient peut-être mal a l’intérieur mais ne transparaissaient pas. Tes préoccupations étaient ailleurs, tu avais autre chose a faire. Et puis, tu respectais trop les autres, même lorsqu’ils te faisaient du mal. Sans avoir jamais prétendu donner de leçon, ta vie, ton comportement, ton courage et ton intégrité constituaient en eux mêmes un exemple et une leçon. C’est pourquoi, toi l’homme modeste et brillant qui ne se montre gène et pris de court que lorsqu’il s’agit de lui-même, tu as toujours été au coeur de ce qui fait ce pays. Et les 200 000 personnes venues de toute l’Algérie escalader ces « chemins qui montent » pour t’accompagner a ton ultime demeure au coeur du Djurdjura témoignent en quelque sorte de cela. Toi l’homme pacifique et courtois, toi qui ne claques les portes que lorsqu’un pouvoir ou une chapelle quelconque tente de t’embrigader, tu as aide, non par des déclarations fracassantes, mais par ta lucidité, par ton travail intellectuel minutieux et soutenu, au lent cheminement de la tolérance et de la liberté.
Qui peut oublier les débuts de l’année 80 ? Des hommes qui nient une partie de la culture de ce peuple (tout le monde heureusement a oublie leurs noms, car ce ne sont pas des noms que l’histoire retient) t’interdisent de prononcer une conférence sur la poésie kabyle. De partout, de Bejaia, de Bouira, de Tizi-Ouzou, la Kabylie se lève pour défendre ses poètes. Et c’est toute l’Algérie qui, peu a peu, année après année, rejettera les baillons, les exclusions, les intolérances, la médiocrité et qui un jour d’octobre descendra dans la rue pour l’affirmer en versant une fois encore son sang. Toi, l’humaniste sceptique et indépendant qui n’a jamais assené de vérité, qui n’a jamais juge personne, tu étais, presque malgré toi, en amont d’une prise de conscience.
Et voici que nous devons désormais nous passer de ta présence chaleureuse et brillante, de ta superbe intelligence, de ta bonne humeur a toute épreuve, de ton endurance physique (on peut difficilement t’imaginer malade, par exemple) qui te faisait faire des centaines de kilomètres par jour pour aller donner bénévolement une conférence et remonter tout de suite après dans ta voiture. Tu es mort au volant de ta 205 (une voiture de jeune) comme le jeune homme fougueux que tu as toujours été. Sois rassure, Da Lmulud, la dernière image que je garderai de toi ce n’est pas celle, émouvante, du mort accidente que j’ai vu mais celle de ce jeudi 16 février ou nous nous étions retrouves avec d’autres amis a Ighil-Bwamas pour discuter du tournage d’un film. Tu étais élégant et alerte comme toujours, en tennis. Tu étais le premier au rendez-vous. Tu nous plaisantais sur notre retard, disant que tu croyais te tromper de jour. Tu étais aussi le premier a repartir, toujours disponible et toujours presse. Tu avais beaucoup de choses a faire, a donner a cette culture que tu as servie généreusement, sans rien demander en retour, supportant au contraire avec dignité les brimades que ton travail t’attirait. Tu étais impatient en ce jeudi 16 février comme si tu savais déjà que le temps pressait. Je te vois monter dans ta 205 et démarrer bruyamment sur la route difficile tandis que nous étions encore a bavarder. C’était la dernière fois que je devais te voir vivant.
La jeunesse assoiffée de culture et de liberté t’a toujours reconnu comme l’une de ses figures symboliques, quelques intellectuels et artistes t’ont toujours témoigne amitié, respect ou admiration dans les moments les plus difficiles. Mais ces derniers mois, c’est tout le monde intellectuel et médiatique algérien qui a commence a comprendre ton importance et qui a recherche ton point de vue. C’est vrai que certains medias, qui avaient peur de « se compromettre », te sont demeures fermes jusqu’a ta mort. Mais que de projets auxquels des gens voulaient t’associer ! que de journaux t’ont interviewe ! Et toi, porte et comme enivre par cette brise de liberté, tu te démenais, tu prenais ta voiture, sillonnais les routes et te rendais partout ou l’on te sollicitait. Oran, Ain-El-Hammam (ou tu devais rendre hommage a Si Mohand ou Mhand et ou l’on t’avait offert un burnous), Bejaia. Et enfin Oujda. Au mois de janvier, a Bejaia, ta conférence sur la culture berbère a draine tellement de monde qu’aucun édifice ne pouvait le contenir. Et c’est dans le stade de la ville que des milliers de gens t’ont écoute et ont discute de leur culture. Quelle belle revanche sur l’interdiction de ta conférence en 1980 ! Quel trajet parcouru depuis cette date sur le chemin de l’expression libre !
Je te revois a cette époque ou nous préparions l’entretien qui allait paraître aux éditions Laphomic. Je me rappelle la vivacité de ton intelligence, ton sens de la repartie, ta pudeur et ta gène lorsque nous sortions du domaine de l’esthétique ou des idées et que je te demandais de parler de toi-même ( ton combat nationaliste, par exemple, ton militantisme au MTLD, ce que tu as souffert durant la guerre, tu ne les évoquais jamais même lorsqu’on te contestait ton passe ou qu’on t’en fabriquait un autre ). Je me rappelle surtout ta jeunesse indéfectible. Je nous revois prenant des glaces dans l’un de ces innombrables salons de thé qui encombrent la rue Ben M’hidi ou dans le café « Le Véronèse » a Paris.
Tu seras toujours près de nous, éternel jeune homme des Ath Yenni et d’Algérie.
Qim di lehna
Tahar Djaout
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