Pourquoi ce refus de parler aux journaux de son pays et cette fascination pour Paul Balta et les journaux de l’Occident ? Complexe : l’homme est issu de la génération dorée des années 70. Le peuple, il ne l’aime pas dans les villes corrompues mais dans les villages « purs» : là, Bouteflika rencontre le seul peuple qu’il aime, le peuple rural, naïf, paysan, glorieux et simple. Celui qui applaudit le FLN et le Boumedienisme et el Bureau politique et les dieux d’Alger, libérateurs. Mais Bouteflika aime aussi le reste du monde. Celui des non alignés, de la gloire des décolonisations, des avions, de la diplomatie, des mondanités et des barbouzeries. Là, il parle parce qu’il aime séduire. Entre ces deux mondes ? Nous. La presse, le peuple d’aujourd’hui. Celui dont il aurait dit « ils ne me méritent pas». Donc, là, la vision est soupçonneuse, méfiante, allergique : ce ne sont pas des médias, mais un complot ourdi. Une main dans le dos. Des jaloux.
C’est au fond l’expression du lien difficile avec le peuple qui entoure : vue à la fois comme source de légitimité et de menace. Comme fourbe et glorieux. Comme inutile et nécessaire. Peuple beau d’avant l’indépendance, peuple veule et paresseux d’après la libération. Peuple qui applaudit l’homme debout et oublie l’homme chassé. En 79. Parenté détestée avec les siens qui à la fois incarnent la fourberie mais aussi ses propres reflets. Peuple que l’on subit, dont on ne sait que faire après l’avoir libéré et qui mange sans cesse, se goinfre sans bonnes manières, se trahit, trahit ses héros, prend des chaloupes. Un jour, un « Ancien» racontera au chroniqueur une discussion qu’il avait eu avec Bouteflika au sujet du foncier agricole dont le témoin défendait la privatisation pour résoudre le problème de l’agriculture en Algérie. Réponse abyssale de Bouteflika, témoin de sa perception : « Si je le fais, ils la revendront au premier colon qui viendra». Un peu vrai d’ailleurs. Presque faux aussi.
Pour lui donc, on lui doit la Présidence mais la Présidence est vécue comme une pénitence. Le peuple a le devoir de l’aimer mais lui n’a pas le devoir d’aimer le peuple qu’il gouverne au nom d’une vieille histoire dont les premières pages sont déchirées.
Donc, à la fin, Bouteflika vit sa présidence comme un sacrifice. Il s’en plaint d’ailleurs aux visiteurs étrangers. Comme le vieux gardien d’un phare mort.
Il en gémit d’être coincé avec nous, par nous. De nous subir comme une étrange punition et un destin de Prométhée le héros grec : voler l’indépendance à l’ancien colonisateur, puis être puni en étant cloué au rocher avec un aigle qui lui dévore le foie chaque jour. Et un foie qui est là chaque matin, tout neuf. A la fin, Bouteflika ne veut plus parler aux mortels de son pays : ils ne décident de rien, mangent tout, et ne l’admirent pas et ne sont pas à séduire mais à nourrir et subir. Se tromper de peuple, cela arrive. Se tromper de lutte aussi. Mais Bouteflika essaye de ne pas se tromper de bonne compagnie.
A la fin, c’est clair : nous sommes une corvée pour cet homme qui pense nous subir comme un sort ou une dernière épreuve. Le rêve ultime du décolonisateur c’est de chasser le Colon. Puis le décolonisé qui pollue le paysage de la terre enfin libre, même de siens. Le rêve exterminateur d’une sorte de 05 juillet 62 fantastique, absolu : que tout le monde s’en aille, peuple et colons. Sauf les héros qui, enfin peuvent jouir de leurs terres et écrire une histoire sans fin. Donc, cinquante après, c’est un peu la grimace et le malaise et de la colère. L’homme a la tristesse des héros décolonisateurs qui ne savent plus quoi faire des peuples qu’ils ont libérés, selon eux.
Bouteflika nous subit donc et nous le dit en ne disant rien. Ou en ne le disant qu’aux étrangers qui viennent le voir. D’où ses discours courts et forcés pour les algériens et ses audiences de plusieurs heures pour les occidentaux. Ne pas répondre est une manière de tuer sans s’abaisser. Bouteflika le sait et en use envers les médias algériens.
13 décembre 2012
Kamel Daoud