Les années 1980, c’était une période particulière. Déjà, à l’époque je voulais partir. Ça n’allait plus, on sentait que les choses allaient déraper. Comment je l’ai su ? Oh, il y a eu mille et une choses. Tiens, prenez le bac. C’était une des rares choses qui fonctionnait bien. On était sérieux, personne ne pouvait magouiller. Dans les années 1970, des fils de ministres ou de colonels étaient recalés. Impossible de faire jouer le piston. Et là, on a commencé à voir des choses bizarres pendant les délibérations. On nous disait que telle ou telle copie devait absolument être recorrigée. Des gens qui n’avaient rien à faire dans le centre de correction entraient et venaient avec des airs supérieurs. Je me souviens bien de l’un d’eux. Il avait le costume FLN, vous savez la saharienne à manche courtes et des lunettes de soleil. Il se pavanait, lisait les relevés de notes et personne n’osait le remettre en place. Ensuite, on a eu les fuites et là j’ai compris que tout fichait le camp
C’est à cette époque aussi que j’ai vu aussi des gens perdre la boule à cause de l’argent. Tout le monde voulait faire des affaires. Bien sûr, ça n’a rien à voir avec ce qui se passe maintenant. Mais, on était encore un peu innocents. Personne ne croyait au socialisme, mais on se disait qu’il y avait des moyens d’améliorer la situation de tout le monde. Je suis plus âgé que vous. Moi, j’ai fait les campagnes de volontariat. J’ai planté des arbres pendant mon service militaire et j’ai cru à la révolution agraire mais sans être un coco. Je me suis toujours méfié d’eux et maintenant quand j’apprends que certains d’entre eux sont des milliardaires et qu’ils défendent l’économie de marché, ça me fait bien rigoler.
Autour de mon lycée, il y avait toute une zone en friche. On a vu les terrains être vendus les uns après les autres. Tout le monde parlait des trafics, des millions qu’il fallait payer, de quelles personnes il fallait arroser. Moi, dès que j’avais un peu d’argent de côté, je le changeais en devises. Dans ma tête, c’était le départ tôt ou tard. Avant de me marier, j’ai pas menti à ma femme elle était enseignante comme moi. Je lui ai dit, je t’avertis, un jour ou l’autre, on va partir. Ne compte pas sur moi pour te construire une villa ou t’acheter des bijoux. Et quand viendra le moment du ftiss, ne vient pas me dire que tu ne peux pas abandonner ta famille.
On est d’abord allés au Canada. Comme beaucoup de gens. On aurait préféré la France mais le Canada, c’était plus simple et les règles étaient claires. J’avais pas envie de jouer au clandestin. Bien sûr, à un moment en France, si tu tiens le coup, tu finis par être régularisé mais il faut d’abord vivre la galère. Au Canada, c’était différent. Tu arrives dans un pays qui reconnaît officiellement qu’il a besoin de toi. Tu peux garder la tête haute. Bien sûr, je n’ai pas retrouvé un poste équivalent à ce que j’avais au pays parce que là-bas, ils étaient très protectionnistes. Mais j’ai pu enseigner dans une école privée. Je donnais des cours particuliers aussi. Un jour, à Montréal, je suis tombé sur l’un de mes anciens élèves. Il était chercheur dans une grande université. Grâce à lui, j’ai pu avoir quelques vacations et travailler avec une équipe de recherche spécialisée dans les logiciels du web.
Finalement, on a eu envie de se rapprocher du bled. On s’est installé en France. Avec l’épargne, j’ai acheté ce commerce. Des mathématiques à la quincaillerie… Je sais, c’est tout sauf logique mais ça aurait pu être pire. J’ai toujours adoré bricoler. Donc, là je continue à évoluer dans quelque chose que j’aime. Les maths, c’est le soir, pour me détendre. Si le monde avait tourné comme il faut, j’aurais pu faire de la recherche. A l’époque, je ne savais même pas qu’on pouvait être payé pour ça ! Ça fait presque cinq ans qu’on est à Paris. On va bientôt devenir Français. J’aurais trois nationalités. Oui, oui, je suis canadien. Mes enfants sont majeurs. Ils se sentent Canadiens et sont restés là-bas. Pour eux, la France, ça veut rien dire, ce n’est pas comme pour leur mère et moi.
Il y a des moments où je me dis que je suis en train de boucler une boucle. Alger, Montréal, Paris Peut-être que c’est écrit quelque part que je vais revenir à Alger. J’en ai pas envie mais il m’arrive d’y penser. Mon commerce marche moins bien. La crise est là, les gens dépensent moins. Je suis obligé de faire attention aux vols aussi. C’est un signe. Mais, de là à rentrer au bled Là-bas, c’est la jungle et j’ai perdu mes anticorps. J’y vais de temps en temps. Je ne reconnais plus rien. Je me suis même perdu avec toutes ces routes autour d’Alger. Au final, je suis un étranger partout.
Ça peut choquer, mais ça m’est égal. Mes enfants sont Canadiens. L’un d’eux vit aux Etats-Unis.
Dans deux ou trois générations, l’Algérie ne voudra plus rien dire pour les enfants de mes enfants. Quand je vois comment évolue le bled, je me dis que c’est peut-être mieux comme ça.
7 décembre 2012
Akram Belkaid: Paris