Prendre le café de l’amitié…
Par Kaddour M’HAMSADJI
Lorsque le ciment de l’amitié est pur, et d’avoir partagé la même souffrance, fut-elle différemment ressentie, l’honneur des hommes est de sauver leur humanité.
Deux amis, un Algérien et un Français, chacun d’eux se passionne pour sa propre patrie, chacun d’eux a un beau et sage sentiment pour le peuple de l’autre; l’un est Mourad Preure, spécialiste en géopolitique de l’énergie; l’autre Jean-Louis Levet, économiste et spécialiste des questions industrielles. Le premier, fils d’un militant nationaliste, est né en 1952 à la Casbah d’Alger; le second, fils de «pied-noir», à Sétif, en 1955. En somme, par un concours de faits historiques multiples, c’est-à-dire événements détaillés et datés, accomplis par notre Révolution populaire, le Sud et le Nord algériens, naguère sous l’administration coloniale, se retrouvent totalement libérés et, en quelque sorte, représentés par deux esprits indépendants et amis, – sauf que, à raison, le Sétifien de naissance est, naturellement et honorablement, rentré avec sa famille en France, car il est Français.
Je les ai cités dans l’ordre que privilégie l’âge, traditionnellement et fortement chez nous.
Au vrai, je les sens ainsi qu’ils se révèlent par leurs dédicaces contenues dans leur livre France-Algérie, Le Malentendu (*) que j’essaie de présenter ici: «À mes aïeux, à ma famille, à mes amis. J.L. L», «À mes héros, à mon père. À Marie-Odile K., à ma grande soeur. M. P.» Ils sont tous les deux dans le souvenir de l’Histoire de l’Algérie coloniale, de la guerre d’Algérie (1954-1962) et de l’indépendance: l’un est apaisé, semble-t-il; l’autre, en voie d’apaisement.
Cette objection nécessite toutefois une totale remise à l’endroit de la vérité historique afin que ce «grand chemin» devienne un exemple concret de chef-d’oeuvre d’architecture que le genre humain, réconcilié et remplissant sa pleine destinée, a jamais pu construire en faveur d’un rapprochement humain aussi controversé que celui de France-Algérie.
On saisit bien qu’il s’agit de montrer dans ce livre qu’il est possible, par le dialogue, de se comprendre et surtout de reconnaître que ce qui est juste pour soi doit l’être autant pour l’autre, équitablement, et pour le «Jean-Louis, pied-noir, d’origine française» et pour le «Mourad, algérien musulman, fils d’un héros de la lutte pour l’indépendance»; cette généreuse idée devra aller au-delà aussi de ces deux seuls «enfants d’Algérie, séparés par l’Histoire».
Le peuple algérien est la victime
L’ouvrage France-Algérie, Le Malentendu se présente alors comme un long et libre entretien organisé par le Français Stéphane Bugat, né en 1954 à Brazzaville, journaliste (ancien collaborateur du Point, du Matin,…et directeur de plusieurs journaux), auteur de nombreux essais et fin observateur de la vie politique et spécialiste en économie. Dans le présent ouvrage, se trouvent donc réunis Levet, Preure et Bugat (l’animateur du «dialogue»), soit trois hommes, trois intellectuels de la même génération. «Ce livre, déclare Stéphane Bugat dans son «avant-propos», prend la forme d’un dialogue entre les deux rives de la Méditerranée. Un dialogue que l’amitié entre les deux protagonistes rend possible, mais surtout un dialogue sincère et loyal, au nom même de cette amitié.» Il faut bien noter la sincérité du dialogue «au nom même de l’amitié», – bel exemple à suivre par les dirigeants politiques des deux pays La France et l’Algérie, à l’histoire commune, longue et dure, compliquée et complexe, parsemée de difficultés, avec trop de souffrances, trop de victimes innocentes, trop d’injustices, trop de spoliations, trop d’orphelins, trop de martyrs,…
Et les Algériens agressés sur leur territoire national, et des colons installés en pays conquis, et la colonisation armée avec sa police, son administration, son système politique abominable,… Historiquement, le peuple algérien est la victime qui n’a fait que se défendre avec honneur contre l’armée française conquérante, que s’évertuer à refouler pendant cent trente-deux ans l’envahisseur absolu et insane. Cela comment l’oublier? Cela ne s’oublie pas. Pourtant, ainsi que l’écrit Bugat – pour porter haut l’émotion et délivrer le message du respect de l’autre, de la reconnaissance de l’autre -: «Deux enfants d’Algérie que l’Histoire a séparés depuis 1962, mais que le destin a liés», se sont rencontrés pour se parler. Ils se parlent et s’entendent. Ils ont la volonté de déconstruire ensemble «le malentendu sans fin» avec «l’ambition d’en sortir», et d’autant que «la réalité est têtue».
À ce sujet, J.-L. Levet déclare: «L’objectif de ce livre, pour moi, c’est d’abord de répondre à un besoin profond: sortir mon enfance d’un lointain exil et la réinsérer dans le continuum de ma vie. [...] Cependant, avec Mourad, nous devons aller bien au-delà. [...] Afin de penser un avenir commun. Utopie, illusion, s’écrieront certains. Peut-être. En tout cas, c’est une aventure qu’il nous faut tenter, que notre génération doit tenter.» Mourad Preure dira: «C’est l’appel d’un ami que j’ai entendu. Dès le départ, j’ai perçu ce projet sous l’angle affectif. [...] On est l’enfant de la patrie que l’on aime, d’une manière ou d’une autre. [...] Ainsi, lorsque Jean-Louis m’a proposé d’écrire un livre à quatre mains, je n’ai pas hésité. Ce n’est pas un essai, signé par deux intellectuels croisant leurs regards. Ce livre est le prolongement de ce moment que nous avons vécu lorsqu’il est allé visiter la maison de son enfance [à Sétif]. Quand j’ai rencontré les enfants et l’épouse de Jean-Louis, j’ai discerné une trace de cette terre que nous aimons.»
Un échange d’égal à égal
L’un et l’autre ont répondu à des questions importantes, – on peut dire vitales pour ceux dont la conscience est saine, sans amertume, sans désir de revanche, et dont la mémoire est claire, assez souveraine en elle-même pour être humainement constante. Sûrement, le peuple algérien et le peuple français, tirant leçon de passé douloureux qu’ils ont dû, à leur corps défendant, subir ou assumer, et leur grandeur d’âme les inspirant avec insistance, écriront conjointement des pages historiques nouvelles fécondes en amitié et en stratégies partenariales: ce sera «Enseigner et prospérer», un symbole raisonné, par exemple, entre autres opportunités, à travers les universités françaises et algériennes, «une ouverture indispensable sur le monde». Les deux amis auront échangé, d’égal à égal, leurs idées dans tous les domaines ainsi que leurs espérances possibles. Toutes les parties de l’ouvrage France-Algérie, Le grand malentendu («Empreintes», «Cinquante ans d’indépendance», «D’hier à aujourd’hui», «Un avenir commun») ont été abordées avec sérénité et vérité, – placé, à la fin du volume, un index général n’aurait pas été inutile. «L’Algérie en quête de son rêve» est un chapitre parmi les plus émouvants et les plus percutants à la fois: on y constate un pays d’intelligences ouvert à toutes les intelligences, d’abord les siennes, tout à fait, puis passionnément à toutes celles qui l’aiment ou respectent son honneur et sa réputation. L’Algérie se tient debout par amour et considération de son indispensable existence au sein des nations du monde. Aussi, est-il grand temps que, débarrassées des controverses mesquines et de l’orgueil mal placé des charlatans de l’Histoire et des politicards, se nouent solidement les relations franco-algériennes dans le respect des intérêts mutuels bien compris. Mourad Preure a cette fine conclusion: «L’Algérie, qui sort d’une douloureuse épreuve, a fait la preuve de sa résilience. Elle est aujourd’hui emplie d’une ambition: réussir son décollage économique et entrer avec succès dans la nouvelle économie. [...] La France saura-t-elle se transcender pour être au rendez-vous de l’Histoire?» Jean-Louis Levet a, lui, une réponse pleine de bon sens: «Ta question se pose pour nos deux pays. Nous avons essayé, tous les deux, d’y apporter notre contribution, à la fois lucide et résolument tournée vers l’avenir.» J’ose ajouter, pour contrarier ma simple naïveté, cette évidence générale: «L’avenir appartient à ceux qui le construisent.» Il est dans nos campagnes, en cas de différend, ce beau dicton salvateur: «Fendjâl qahwa i saggame bayn ennâs. Une tasse de café arrange bellement une dispute entre les personnes.» (Ainsi, chez nous, attribue-t-on au café la vertu de l’agent de conciliation.) Pareillement, à bon escient, Mourad Preure rappelle, en anglais, cette pensée morale universelle: «Where is a will, there is a way», c’est-à-dire «Où il y a une volonté, il y a un chemin.»
Remettons-nous en à l’initiative des hommes de bonne volonté, sains de corps et d’esprit, non aux politicards qui, comme celui-là, estropié de sa chute au gouvernement de l’autre rive de la Méditerranée, n’a pour seul argument qu’un obscène «bras d’honneur»….
(*) France-Algérie: Le Grand malentendu de J.-L. Levet – Mourad Preure, EMERGY Éditions, Alger, 2012, 327 pages.
7 décembre 2012
LITTERATURE