Par Kaddour M’HAMSADJI
L’Histoire est un long rêve que l’on doit inscrire dans un livre pour donner à sa vérité une existence.
Sortira, sortira pas, Chadli Bendjedid, Mémoires, tome 1: 1929-1979 (*) du défunt président Chadli Bendjedid (14.04.1929 à Sebâa, wilaya de Tarf – 06.10.2012 à Alger) est enfin en librairie, depuis quelques semaines. Ce n’est ni un livre d’Histoire sur la Révolution, ni vraiment une autobiographie, ni une suite de récits écrits par un héros de la lutte de libération nationale. Ceux qui ont parfaitement connu l’homme sous tous les aspects pêle-mêle de sa vie civile et de son militantisme nationaliste – le civil, le moudjahid, le militaire, le père de famille, le membre du Conseil de la Révolution, le Secrétaire général du FLN, le président de la République – en parlent avec toute la chaleur de leur coeur, et avec souvent le trop ou le peu qui réclame des précisions. Pourtant, beaucoup reconnaissent qu’il a été à l’origine du début de démocratisation en Algérie…
Et voilà justement que, Chadli Bendjedid répond par avance à certains questionnements par une sorte de libre introspection de soi qui se veut sincère, franche et surtout en élevant une requête émouvante d’humilité: «Mon souhait, déclare-t-il, est que ces Mémoires me représentent auprès des gens comme j’ai toujours espéré qu’ils me connaissent et non sous le prisme déformant qui a été créé autour de ma personne.» Son ouvrage, du moins ce tome 1, permet tous les jugements, sauf les débiles, sauf ceux que l’on nous demande de croire sur parole. Les controverses silencieuses, entretenues, qui courent les rues ne sont, presque toujours, que médisance, délation ou ignorance érigée en savoir. Or, Chadli Bendjedid raconte, semble-t-il, sa vie personnelle, comme acteur ou comme témoin, dans des événements importants qui se sont produits à une époque éminemment historique de l’Algérie, entre 1929 (sa date de naissance) et 1979, date à laquelle il est élu pour la première fois président de la République.
Chadli Bendjedid souligne l’insistance de ses amis, parmi les fidèles moudjahidine, qui l’incitaient à écrire ses Mémoires, et d’autant, déclare-t-il, que «les tentatives de certains de porter atteinte à mon passé militant ont conforté ma conviction de m’engager dans cette expérience». Il s’en explique: «J’ai longtemps hésité avant d’entamer l’écriture de ces mémoires, car j’ai toujours considéré que ma vie et mon parcours de combattant n’étaient rien comparés aux énormes sacrifices consentis par mon peuple tout au long de sa longue histoire. Comme je suis convaincu que mon dévouement durant la Guerre de Libération et les efforts que j’ai fournis au lendemain de l’Indépendance n’étaient qu’un devoir qu’il m’incombait d’accomplir au même titre que tous les Algériens de ma génération.» Chadli Bendjedid a donc voulu d’emblée lever tout soupçon qui le caractériserait de «narcissisme» qui mettrait en avant sa personne «au détriment de la vérité et de la modestie qu’appelle tout témoignage historique.» En somme, il a exigé de lui-même l’histoire de son seul parcours de militant nationaliste si, peu ou prou, aux événements mêlé qu’il fut. Il ne s’est pas laissé tenter par la facilité de plaire et de jouir d’une auréole révolutionnaire la plus juste et authentique qui soit et que seuls les faits authentiques et les saintes voix populaires octroient aux grands hommes. Afin que ces Mémoires paraissent, il a fini par accepter de rassembler ses souvenirs en toute conscience, et non sans qu’il se soit, affirme- t-il, «trouvé confronté à un dilemme». À ce sujet, il écrit: «Le premier terme réside dans le fait que la plupart de mes documents relatifs à mes années de lutte ont été soit égarés, soit altérés pour moult raisons qu’il serait long d’exposer ici. Le second a trait à ma mémoire qui est allée s’affaiblissant, devenant, comme dit le dicton, «un simple écho à une voix éteinte». De même, il mentionne: «Dans ces Mémoires, j’ai tenu à relater les faits tels qu’ils se sont déroulés, évitant de déformer la vérité, de blesser qui que ce soit ou d’exagérer les événements.» Le lecteur relèvera d’autres précautions compréhensibles, toutes justifiées par le désir ardent de Chadli Bendjedid de contribuer à aider l’historien – et l’historien algérien – à écrire avec clarté l’Histoire de la Révolution algérienne, et par parenthèse pour indiquer la méthode de travail utilisée pour la rédaction de l’ouvrage, ses remerciements s’adressent «tout particulièrement au Professeur Abdelaziz Boubakir» qui a enregistré, décrypté et rédigé en arabe ses témoignages, «durant quatre années». La traduction de l’arabe vers le français, pour la présente édition, a été assurée par Mehenna Hamadouche avec le scrupule de l’intellectuel compétent.
Un prologue est réservé à la présentation de ses origines, de son enfance, de sa jeunesse, à une époque d’éveil au nationalisme politique sous la perpétuelle pression du système colonial en Algérie: injustice et misère, insoumission à l’autorité occupante, soulèvements, massacres du 8 mai 1945, de la «subversion» à la guerre contre la France. Douze chapitres, aux titres incitatifs et aux thèmes révélateurs d’informations diverses et dans plusieurs domaines de la vie nationale, suivent: «Mes racines et mon enfance (1929-1945)», «La prise de conscience (1945-1954)», «Les années de braise (1954-1958)», «Le congrès de la Soummam et la création de la base de l’Est (1956-1958)», «Le complot des colonels (1958-1959)», «L’État-major général ou le retour de l’espoir (1958-1959)», «Le premier prisonnier après l’indépendance», «Le mouvement de redressement de juin 1965», «À la 2e Région militaire (1964-1979)», «Souvenirs de voyage», «Boumediene tel que je l’ai connu».
Ces Mémoires, sans Chadli Bendjedid vivant, peut-être constitueront-ils longtemps, à les lire entre les lignes, un testament pédagogique à l’adresse de la jeunesse algérienne. «Je suis indigné d’entendre dire que j’aurais effacé les traces de l’ère Boumediene. Ceux qui tiennent de tels propos sont ceux qu’on appelle les barons du système à qui la situation a longtemps profité et une minorité de gauche qui a essayé de me faire chanter, sans y parvenir. [...] Or, ce que j’ai entrepris, c’était la réforme d’un système qui était dans l’impasse et qui n’était pas imputable au seul chef de l’État. Ce qui est plus étonnant encore, c’est que ces mêmes personnes qui m’accusent d’avoir voulu jeter Boumediene au rebut de l’histoire, sont ceux-là mêmes qui ont qualifié de ´´décennie noire´´ la période durant laquelle j’ai été président de la République.» Ainsi «Les contours d’une vie», titre de ce tome 1 (1929-1979) des Mémoires de Chadli Bendjedid, préludent-ils à bon escient à un tome 2 qui complèterait les réponses à tant de «questions importantes et sensibles ayant marqué l’histoire récente de l’Algérie» et qui viennent ou reviennent de façon récurrente à l’esprit d’un peuple épris de paix civile, de justice et de fraternité.
À considérer qu’il s’agit là d’une toute première oeuvre volontaire et courageuse et loyalement écrite sous le serment de la bonne foi d’une personnalité algérienne du rang de feu Chadli Bendjedid – et tout en sachant qu’au vrai, quoi qu’on ait pu dire de lui ailleurs, le défunt président reste encore méconnu, encore inexplicablement controversé, et pourtant tellement estimé aussi -, il est très sérieusement urgent de libérer l’esprit algérien. Il faudrait soutenir la recherche, la mise au point et l’expression intelligente de l’Algérien et laisser cet enfant du pays se consacrer à l’édification d’une Algérie moderne sans rien renier de ses racines. La libre opinion intellectuelle, l’attachement au droit de dire et de penser, le développement et la promotion de l’invention et de la création, sont les quelques idées-forces à mettre à l’épreuve du défi que le peuple algérien uni entend se lancer à lui-même.
7 décembre 2012
Chadli Bendjeddid