Les élections algériennes, qu’il s’agisse de celles des législatives ou des municipales et indépendamment des résultats qu’elles ont restitué ou consolidé et des critiques et commentaires qu’elles auront suscité, confirment une tendance lourde de l’opinion algérienne, celle de l’abstention dont le taux atteint des niveaux records. Plus de la moitié de la population en âge de voter, des inscrits donc, n’a pas juger utile de se déplacer pour accomplir un acte qui demeure le seul qui puisse, selon les standards démocratiques internationaux, induire les changements et les transitions nécessaires pour répondre aux aspirations des peuples. Les défenseurs aveugles et acharnés de ce qui est devenu la «déliquescente scène politique algérienne » diront sans doute que les absents ont toujours tort mais est-ce suffisant pour justifier ce qui ressemble bien à une rupture déjà largement consommée, et exprimée, d’une majorité d’algériens avec l’offre politique en présence et une perte très significative de l’intérêt de nos concitoyens pour l’action politique, dévoyée il est vrai depuis longtemps par ceux qui non seulement ont dépouillé le militantisme de ses principales vertus de dévouement, d’abnégation et de défense de l’intérêt public au profit de leurs seuls instincts prédateurs mais ont provoqué aussi la démission des élites qui, pour éviter de se compromettre avec un système politique qui ne leur laisse, selon elles, que le choix de se «compromettre ou de se démettre » ont préféré s’exiler ou de s’isoler.
Mais quel sens peut-on donner au comportement de ces millions d’algériennes et d’algériennes qui ont préféré se taire et ne pas donner de sens politique, a supposer qu’il en existe encore un, à leurs aspirations, leurs exigences et leurs colères en choisissant de bouder les urnes?
Le premier élément de réponse serait peut-être que de nombreux électeurs ont entendu et suivi les consignes de vote prônant l’abstention de ceux qui considèrent ne plus être représentés politiquement et légalement, comme les militants et l’élite établie à l’étranger de l’ex Front Islamique du Salut, ou encore ceux qui bien que représentés par des instances politiques dûment agréées par l’administration ne font désormais plus confiance à cette dernière, devenue, selon eux, «experte en manipulations, trucage et falsification des suffrages exprimées». Les images diffusées sur la toile montrant quelques exécrables individus à l’œuvre en train de souiller et de violer la sacro-sainte intégrité des registres de vote porteront un coup fatal à l’image de notre pays, nous relégueront encore une fois au statut de république bananière et décrédibiliseront les efforts de ceux qui au sein de notre administration, il en existe beaucoup, espéraient conférer à cette consultation les qualités de propreté et de transparence requises et sans lesquelles tout ne serait encore fois qu’illusions et chimères.
L’autre élément qui nous semble probant est l’existence probable de larges franges de notre population qui pour de nombreuses raisons, culturelles, sociales, économiques, historiques ne s’intéressent paradoxalement pas ou plus à l’action politique, la désertent, alors que cette dernière constitue l’un des leviers les plus sains, de surcroît pacifique, qui permet de provoquer le changement et de le conduire. Mais il existe dans ce cas de figure de leurs larges circonstances atténuantes qui refoulées dans l’inconscient collectif induisent ces attitudes de rejet de la politique et d’une administration devenue, pour certains, «plus que suspecte». De nombreux élus impliqués dans des affaires scabreuses, un développement local mal conduit et souvent mal pensé, un environnement en perpétuelle dégradation, l’éradication définitive des milliers de décharges sauvages disséminées à travers le territoire national constituerait le premier challenge que nos élus devraient relever, une mauvaise et très injuste redistribution des richesses nationales, une corruption toujours endémique, une école sinistrée qui suggère aux élèves que l’instruction n’est plus indispensable pour réussir, alors qu’elle a toujours constitué l’une des clés pour accéder à un mieux-être social loin de toute rapine et de toute concussion, des pratiques sécuritaires depuis l’indépendance qui ont réprimé l’action politique même dans son expression la plus noble et bien d’autres éléments encore que nous ne pouvons pas tous citer tant la liste est longue ont induit et provoqué cette situation. Ces éléments ont malheureusement charrié dans leur sillage de nouveaux comportements jadis inconnus dans les mœurs algériennes. Débrouille tout azimut et pas toujours licite «pour réussir» devenue un sport national et le substitut à la réussite exclusive obtenue par l’effort et le travail, dévalorisation du mérite, des métiers et des compétences individuelles, baisse drastique du niveau des enseignements au niveau de tous les paliers pédagogiques avec à la clef l’exacerbation du comportement incivique, désintéressement vis-à-vis du militantisme et désertion de l’espace public ont asséné le coup de grâce a ce qui aurait pu constitué le nouveau vivre ensemble qu’il nous faudra désormais rebâtir. Pour l’anecdote, il n’est pas inutile de le mentionner, le nombre de places publiques et donc d’espaces partagés, susceptibles par exemple d’accueillir ne serait-ce qu’une grande manifestation destinée à exposer et discuter publiquement des méfaits du tabagisme s’est réduit considérablement. A Alger, par exemple, la population de cette ville s’est vue interdire l’accès et confisquée l’ex place du Gouvernement, devenue Esplanade de l’Afrique alors que cet espace était ouvert, même la période coloniale, pendant les premières années de l’indépendance. Enfin, la répression systématique de toutes les manifestations politiques pacifiques, l’interdiction de tout rassemblement, les nombreuses violences faites au peuple en de nombreux endroits du pays et, cerise sur le gâteau, l’interruption par la violence du choix souverain du peuple exprimé pacifiquement en 1991 auront constitué les éléments, il en existe certainement d’autres, qui ont délégitimé l’action politique, désavoué l’effort pacifique collectif pour conduire le changement et provoqué, par la terreur, la peur, l’emprisonnement et la torture, le reflux des valeurs de courage, d’abnégation et d’audace, qui étaient les valeurs cardinales de notre peuple et qui lui ont permis de se libérer notamment du joug colonial, au profit de la peur dissimulée, de la fuite, de l’autocensure, du choix de l’isolement et de la démission et de bien d’autres pathologies encore auxquelles il faudra des décennies pour qu’elles soient entièrement guéries. Et les changements ne peuvent toujours être obtenus que par la volonté d’un ensemble de personnes.
Mais l’espoir et l’espérance doivent toujours être présents. Et nul parmi nous ne peut désespérer de l’avenir tant il échappe en grande partie à ce que nous voulons qu’il soit. Nous ne pouvons et ne devons qu’induire les facteurs et les conditions qui provoqueront les changements nécessaires afin que notre transition vers une véritable société libre et vers un véritable état de droit soit pacifique. Le chaos qui règne dans certains pays proches de l’Algérie rend impératif l’adoption du principe de précaution mais ne dispense pas des véritables reformes politiques qu’il faudra encore mettre en œuvre et dans l’élément catalyseur, et le marqueur véritable d’une réelle volonté politique de changement, sera aussi le nouveau texte de constitution qui sera certainement soumis bientôt à référendum. La quête légitime et tenace de la stabilité après avoir connu durant de longues années les affres de la guerre civile, le refus réitéré de notre peuple de voir un conflit militaire enclenché à nos frontières par des puissances économiques prédatrices, ne nous dispenseront pas cependant de prendre acte de cette colère qui gronde et dont l’un des prémices serait cette abstention récurrente et importante aux élections manifestée par une majorité de notre peuple. Cet aspect nous semble fondamental tant notre société recèle aussi en son sein, malgré l’embellie financière qui caractérise notre pays mais surtout à cause d’elle puisque qu’elle aiguise tous les appétits et induit les pires perversions et il suffirait juste que la conjoncture des cours du pétrole s’inverse pour que nous nous retrouvions à la case départ, les ingrédients de l’embrasement général.
Cette abstention majoritaire qui caractérise la participation aux dernières élections doit susciter les inquiétudes et provoquer les véritables débats sans lesquels de larges pans de notre peuple continueront de dériver inexorablement vers ce silence qui annonce les pires ouragans. Et il existe certainement un noyau dur de populations prêt à en découdre, qui n’attend plus rien de personne, qui désespère et qui pourrait, à court terme et s’il n’était pas entendu, libérer des forces destructrices que nul ne pourra contenir, pas mêmes les mécanismes de répression les plus performants et les mieux élaborés. Nous étions un peuple combatif et nous sommes réduit à quémander les choses que nous avions l’habitude d’exiger. L’alternative existe. Elle est saine et salvatrice. Il faut désormais rebâtir du neuf. Retisser du lien social afin de permettre à celles et à ceux, sans doute parmi les meilleurs de ce pays, de s’organiser et de s’exprimer. La société civile doit plus que jamais s’exprimer, même et surtout en dehors des structures politiques partisanes actuelles qui n’intéressent plus grand monde. L’un des puissants leviers qui peut permettre à de larges forces saines et patriotiques de notre pays de donner du sens à leur action est le tissu associatif qu’il faut densifier. L’exemple des syndicats autonomes, souvent non agréés, est un exemple très concret d’alternative saine et pacifique au service du changement et des intérêts suprêmes de notre pays qu’il faudra sans doute méditer. La société civile peut investir de larges espaces encore à prendre et redonner des perspectives à toutes celles et à tous ceux qui dans leurs rues, quartiers, villes, villages veulent s’investir véritablement et défendre les causes les plus nobles, diffuser autour de soi du sens, des perspectives, de la qualité et du contenu, s’affranchir du carcan des structures partisanes existantes devenus pour la majorité d’entre-elles obsolètes pour espérer un jour «redonner envie» à ceux qui ont déserté la politique et pire renoncé à leurs droits civiques. Il y va sans doute du salut ce pays, le notre, qui malgré toutes les inconvenances et toutes les vicissitudes recèle encore et toujours en sein cette force mystérieuse qui lui permet toujours de renaître.
1 décembre 2012
Salim Metref