Même cycle: les propriétaires d’Alger lancent une date d’élections puis lancent des crieurs publics lever la foule et la rabattre vers les urnes. Avec presque les mêmes cris amazoniens: c’est un Devoir, l’Algérie a besoin de vous, vous êtes un grand peuple, le monde vous envie, c’est un moment historique. Puis une partie de la foule va voter et les gens d’Alger reviennent à Alger avec le chiffre magique de la participation, s’esclaffent et continuent. Il y a dans les mœurs du régime une routine qui commence à devenir lassante: on vote de plus en plus souvent et pourtant ce sont toujours les mêmes gens qui gouvernent, de plus en plus longuement. Plus on vote, plus ils sont là. Paradoxe des dictatures: c’est l’acte de ne pas voter qui fait changer les choses. Voter, c’est persister. Dans l’erreur.
Comment les propriétaires d’Alger voient le reste de l’Algérie ? Comme un acquis, une garantie contre les oppositions urbaines, comme un vaste réservoir d’acquiescements. Le bon peuple rural votera toujours dans le sens du régime. Avec le FLN ou sans. Il est obéissant, apeuré, manipulable, instinctuel et peu enclin aux changements. La géographie nationale est celle d’un vaste Douar entourant une seule ville blanche et hautaine. Pour les gens d’Alger, les propriétaires, le peuple vote pour le plus fort, c’est-à-dire pour le régime, l’uniforme, la force, le budget, l’Autorisation, le cachet humide, l’argent et le remplaçant de la France dans la symbolique de la hiérarchie. Le peuple ne vote pas pour les idées et le progrès. La seule fois où il a osé faire autrement en 90, il s’est fait punir affreusement; battu et «corrigé». Depuis, plus de dérives ni d’audace. Toutes les élections algériennes sont celles du parti unique national: elles se jouent entre assentiment ou abstention. Le pluralisme n’y entre pas en jeu. Le vote est un rite, pas un choix. Une sorte de Moubayaâ, plébiscite. Pas un exercice de liberté. Voter, c’est comme embrasser le baisemain, mais sans témoin, dans l’isoloir.
Le vacarme des élites urbaines peut faire illusion médiatique mais le Régime sait que c’est le Grand Douar national qui compte: c’est là qu’on réprime les nouveaux leaders et qu’on observe et signale l’émergence des oppositions et des clientélismes que l’on écrase dans l’oeuf. Le Vieux Régime a appris la leçon de l’erreur de la France coloniale: avec mille villages, on peut conquérir une ville. Puis la suivante. En Algérie, celui qui tient Alger et le Douar national, tient le pays. Le FLN est né dans un quartier d’Alger mais c’est surtout un puissant mouvement paysan qui connaît bien la paysannerie algérienne et ses instincts. Donc, on le fera avec nonchalance: on envoie les Ouyahia, les Belkhadem et les autres agiter un peu les dormants. Ces derniers parleront même avec l’insolence des vainqueurs au mouton vaincu: le printemps «arabe» est passé, nous sommes amis, le reste du monde est notre ennemi, vous c’est moi, le changement est une illusion, la démocratie est un complot, nous sommes toujours et pour toujours en 54 ou 62. Le temps ne passe pas et nous non plus. Ma «Révolution» nous unit, votre révolution nous séparera. Et puis on se repose, on laisse le poisson se multiplier et le temps se tasser puis on reprend le cycle de la cueillette.
D’ailleurs, en Europe du 15e siècle, on ne votait pas. On regardait passer les rois.
15 novembre 2012
Kamel Daoud