De mars 2011 à ce jour, la situation sécuritaire en Syrie est passée crescendo de la phase des manifestations pacifiques à celle de troubles insurrectionnels réprimés par les services de sécurité et leurs auxiliaires «chebiha», puis à celle d’une sanglante guérilla urbaine, pour se transformer in fine en une terrifiante guerre.
Depuis en effet le second trimestre de l’année 2012, ce ne sont pas seulement les services de sécurité qui opèrent contre «l’opposition», comme disent les uns, les «rebelles ou les terroristes» comme disent d’autres, c’est l’ensemble du corps de combat de l’armée syrienne qui est entré en action, avec l’infanterie, l’artillerie, les blindés, les hélicoptères de combat et les chasseurs-bombardiers Mig. A force de les voir sur nos écrans de télévision, on s’est habitué aux effrayantes images de chars lourds de «l’armée arabe syrienne» qui s’enfoncent dans les villes et villages syriens, provoquant d’énormes dégâts humains et matériels. Au rythme où la situation évolue, on ne va sans doute pas tarder à également s’habituer aux piqués des avions et hélicoptères de combat qui bombardent les quartiers et des banlieues des villes jusque et y compris Damas. Après tant de raids destructeurs, les centres urbains comme Deraa, Idleb, Hama, Alep et déjà quelques quartiers périphériques de Damas, rappellent les photographies d’époque représentant la ville de Guernica (Espagne) dévastée par les avions du Reich en 1937, et les images plus récentes de Grozny, capitale de la Tchétchénie, ravagée par l’armée russe en 1994 et 1996. Avec cependant cette double différence qu’en Syrie, il y a, d’une part, des dizaines de Guernica et de Grozny, et que d’autre part, ceux qui tuent et ceux qui sont tués, sont des Syriens. Les morts – toutes catégories confondues – se comptent par dizaines de milliers puisque leur nombre aurait déjà atteint, selon une source autorisée, environ 36 000 à fin octobre 2012. Le nombre des blessés serait deux à trois fois supérieur, selon les spécialistes de ce genre de comptabilité morbide. S’agissant des réfugiés, c’est-à-dire les Syriens qui ont pu quitter la Syrie, ils se comptent par centaines de milliers, et se trouvent regroupés pour l’essentiel dans des camps de toile en Turquie, en Jordanie et au Liban ; ils vivent de la charité internationale. Les déplacés, c’est-à-dire les personnes qui ont fui leurs villes ou villages sans toutefois quitter le territoire syrien, ne se comptent plus. Par rapport aux pertes humaines et aux dégâts matériels enregistrés en Bosnie où les Serbes ont mené une guerre haineuse, et en Libye où les protagonistes se sont massacrés avec rage pendant que pleuvaient les bombes et les missiles de l’OTAN, la guerre qui se déroule «en live» en Syrie, est l’une des plus cruelles de ce XXIe siècle. Mais malgré tout le sang qui a coulé et continue de couler, malgré les ruines qui s’amoncellent, rien n’empêche que chaque vendredi, se déroulent dans toute la Syrie des manifestations contre le pouvoir militaro-baâthiste, lequel de son côté lance obstinément assaut sur assaut, contre ses propres citoyens. En Syrie, c’est l’ère des sanguinaires dont le seul mot d’ordre est : «Pas de grâce, pas de quartier !» Les combats ne cesseront-ils donc que faute de combattants ? Au plan politique, le pouvoir a pris un certain nombre de mesures susceptibles, selon lui, de donner satisfaction à certaines revendications populaires, et par voie de conséquence, d’atténuer les tensions et les pressions. C’est ainsi qu’il a décrété la levée de l’état d’urgence qui a paralysé le peuple syrien durant plus d’une quarantaine d’années. Il y a eu aussi des élections législatives à l’issue desquelles le Parti Baath a une fois encore été proclamé vainqueur. On se rappelle que le régime a fait voter une révision constitutionnelle, qui de l’avis de beaucoup d’observateurs, a conforté le pouvoir présidentiel. Ce pouvoir a par ailleurs promis d’instaurer à terme le pluralisme politique. Le chef de l’Etat a en outre pris des mesures de grâce et ordonné des libérations de détenus. Il a procédé à un ou à deux remaniements ministériels, et a nommé un nouveau Premier ministre… Mais force est de constater qu’aucun changement fondamental ne s’est produit et que la situation sécuritaire ne s’est pas améliorée. Pis encore, les défections et dissidences de responsables politiques et militaires se sont multipliées ; parmi les plus significatives, on en a retenu deux : d’abord celle du général Manaf Tlass, lui-même fils de général, étant rappelé que beaucoup de membres de la famille Tlass font partie des amis et proches de la famille Assad, ensuite celle de Ryad Hidjab membre du Parti Baath, membre du gouvernement depuis des années et que Bachar Al-Assad avait nommé, peu de jours auparavant en qualité de Premier ministre. Si certains tentent de minimiser toutes les dissidences, il faut bien admettre qu’elles ont sérieusement énervé le pouvoir qui a vite fait de les qualifier d’actes de trahison contre la patrie et de désertions devant l’ennemi. Le «bon débarras» cynique, lancé par Bachar Al-Assad en personne, à leur endroit, ne trompe personne… Il faut bien cependant reconnaître que le régime a aussi ses supporters. En Syrie, on les trouve pour l’essentiel, dans sa clientèle traditionnelle, parmi ses affidés, ses partisans et ses acolytes. A l’étranger, ce régime peut encore compter sur des amis dans quelques pays arabes où l’idéologie baâthiste a survécu, malgré ses multiples échecs et la lente déconfiture du panarabisme. En Occident, ceux qui soutiennent le régime syrien sont davantage des propagandistes que des supporters, à proprement parler. Ces propagandistes, sans doute bien payés, passent pour des spécialistes de la manipulation, de la désinformation et de la mystification qu’ils pratiquent via les médias électroniques. Cependant, plus les carnages se poursuivent et moins ces propagandistes sont crédibles. Je pense ici à ce «blogueur» prolixe et à l’imagination féconde, qui s’est lamentablement disqualifié, quand il a annoncé sans la moindre méfiance ni aucune vérification préalable, la mort du chef d’Etat algérien ! L’auteur de ce scoop-bidon est la meilleure illustration du «manipulateur manipulé» ou du «mystificateur manipulé» ! Au plan international, l’affaire syrienne est un extraordinaire révélateur des tensions structurelles, qui en plus des crises conjoncturelles, caractérisent les relations internationales. On voit aussi comment un conflit interne et parfaitement localisé sert de prétexte pour vider des querelles diplomatiques entre certains Etats qui n’ont même pas de frontière avec le pays directement concerné. On constate aussi à l’occasion de cette affaire syrienne que le principe de l’égalité des Etats, principe cardinal du droit international public, n’est qu’une illusion, dès lors que certains Etats, en l’occurrence les Etats membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, peuvent en utilisant leur fameux droit de veto, droit léonin par excellence, violer impunément ce principe. Mieux encore, le veto qu’ils ne sont même pas obligés de motiver ni de justifier, leur permet de bafouer en toute impunité, les droits les plus élémentaires des peuples dont celui d’être secouru et protégé contre l’arbitraire des gouvernants. Alors que l’ONU compte 193 Etats, il est encore permis à cinq d’entre eux de brandir leur veto quand cela leur plaît, les arrange ou protège leurs intérêts. L’ONU est loin d’être une organisation démocratique. Cinq Etats peuvent grâce au veto et au mépris des droits légitimes des 188 autres pays, bloquer le fonctionnement de l’ONU, organisation universelle dit-on, et en faire «un machin» sans intérêt ni utilité, où les diplomates perdent beaucoup de temps et d’énergie en discours et palabres, tout en prenant soin de ne pas «faire trop de vagues». La crise syrienne a surtout donné à voir que la «guerre froide» que l’on croyait terminée depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, est de retour. La division du monde en deux blocs concurrents ou rivaux perdure. Comme il y a une cinquantaine d’années, on se livre des guerres «chaudes» ici et là, «par procuration», c’est-à-dire par Etat tiers interposé. Certains comportements et réflexes sont tenaces. Ces derniers mois, les rivalités internationales ont atteint un tel degré d’intensité qu’on est en droit de se demander si la guerre de Syrie n’est pas devenue une guerre de la Russie et de la lointaine Chine contre l’Europe et les Etats-Unis. Quant à la Ligue arabe, elle a beau tenir réunion sur réunion, elle apparaît comme d’habitude, dans l’incapacité de faire arrêter quelque conflit interarabe que ce soit. Au demeurant, ni les Etats arabes ni les peuples arabes ne croient en l’utilité de ladite Ligue ; seuls les diplomates qui y sont affectés et le personnel qui y travaille auraient des raisons admissibles de militer pour son maintien : il y va en effet de leur gagne pain ! Mais pour en revenir à la guerre qui ensanglante la Syrie, rappelons ces quelques évènements diplomatiques. A ce jour, il y a eu pas moins de trois doubles vetos russo-chinois au CS de l’ONU, à propos de la Syrie. Cependant, l’Assemblée générale de cette même ONU a pris de son côté, au moins deux résolutions, condamnant le régime syrien ; mais cela ne sert à rien, puisque les résolutions de l’AG ne sont pas exécutoires ! La Ligue arabe a suspendu la participation de la Syrie à ses réunions ; c’est tout, a-t-on envie de dire ! L’Union européenne et les Etats-Unis ont adopté et mis en vigueur des sanctions économiques et financières contre le régime syrien et interdit de visas ses dignitaires. On a tenté à deux reprises de mettre en place un cessez-le-feu, l’un le 12 avril, l’autre le 26 octobre ; ces cessez-le-feu sont mort-nés, diton partout. Deux missions d’observateurs, l’une diligentée avec fracas et à grands frais, par la Ligue arabe, l’autre par les Nations unies, ont elles aussi lamentablement fini en queue de poisson. Deux diplomates de haut rang, MM. Kofi Annan et Lakhdar Brahimi, experts en médiation, agréés par la Ligue arabe et l’ONU, ont chacun à sa manière essayé de rapprocher les points de vue des membres du CS de l’ONU et des membres de la Ligue arabe puis d’amener les belligérants à la table des négociations. Le premier nommé a jeté le gant au bout de six mois ; à l’heure où l’on écrivait cet article, le second poursuivait contre vents et marées, et au milieu de redoutables écueils, sa «mission impossible» qui, si par extraordinaire elle réussissait, devrait aboutir au rétablissement de la paix et au passage pacifique à la démocratie. Ce qui frise l’utopie, mais cela vaut la peine qu’on le tente ! Car tout porte à croire que la Syrie s’est malheureusement déjà engagée sur la même voie dans laquelle l’Irak s’est stupidement engouffré, sans doute de manière irréversible. La Syrie, pays et peuple, est poussée vers l’éclatement territorial, communautaire, ethnique et confessionnel. Si telle sera la voie suivie, alors on pourra dire à propos du printemps arabe, qu’on a réussi en Syrie à le transformer en un long hiver… Cela comblera de joie ceux qui ont en horreur la démocratie et remplira d’aise ceux qui soutiennent que les Arabes sont inaptes à la démocratie et qu’ils n’obéissent et ne marchent qu’à coups de cravache.
Z. S.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/11/04/article.php?sid=141035&cid=41
7 novembre 2012
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