le 04.11.12 | 10h00
Un monument de la Révolution algérienne, hélas, s’en va encore, laissant quelque part l’Algérie orpheline d’un modèle étalon, qui fut le meilleur de ses enfants.
Celui qui, indélébilement, a gravé de son empreinte les valeurs d’humanité dans l’universalisme civilisationnel de ce siècle, nous a légué une leçon magistrale de courage, d’engagement, de rectitude et d’honnêteté intellectuelle. Algérois, né en cette terre généreuse d’Algérie, aimante de tous ses enfants dans l’affectivité profonde de la pluralité et de la richesse existentielle de toutes ses communautés qui, historiquement, constituent son peuple, Pierre Chaulet ne put se résoudre à vivre la longue nuit coloniale qui a englouti son cher et beau pays, en «philosophe bien pensant» dans les rêves chimériques de l’attentisme et de l’indécision. Celle-ci est sa patrie, sa mère, qui dans une invasion de barbarie d’un autre âge, a été réduite par une sauvagerie de bestialité d’un autre âge à la dévastation et au démantèlement de ses fondements de civilisation à travers les cycles des âges et du temps.
Un peuple venait de subir un génocide sans précédent pour se retrouver dans des affres de survie d’infra et de non-humanité. C’est à travers «l’œuvre civilisatrice» claironnée par l’envahisseur que ce crime contre l’humanité a été perpétré par le colonialisme français dans une stratégie qui a dépossédé une nation de sa souveraineté pour la contraindre à la misère et au dénuement d’une ségrégation terrifiante et humiliante d’apartheid, et ce, pendant plus d’un siècle. Ceci a fait surgir un congénital élan d’amour d’un fils prodige, nommé Pierre Chaulet, envers sa mère, l’Algérie, souffrante et mutilée dans le déchirement atroce de ses enfants. C’est ainsi que, naturellement, il fit le choix de défendre sa mère martyre et instinctivement d’aller pour la sauver d’un naufrage d’apocalypse. Révélateur, édifiant est le concept de ce choix naturel dans la symbolique de la mère et de la justice par l’acte de foi en l’humanité et, à travers l’action, pour aimer l’une et l’autre, car toutes les deux unies par la raison.
Il a, très jeune et très tôt, fait ce choix lucide de l’engagement pour participer à la libération de son pays du joug d’asservissement, selon sa sublime expression : «J’ai trouvé naturellement ma place dans la Révolution.» Ce sacerdoce, qui deviendra l’ami de Abane Ramdane, Ben M’hidi, Frantz Fanon et de tant d’autres pionniers de la Révolution algérienne, était un intellectuel de conviction, médecin de condition sociale aisée, promis à un bel avenir de l’autre côté de la barrière, de par son origine française. L’appel de sa mère, l’Algérie, a été plus fort pour avoir suscité un écho au plus profond des entrailles de son âme et aller en toute conscience du devoir sur la voie du combat libérateur, lui et sa compagne emblématique, Claudine Chaulet.
Tous les deux étaient fermement résolus dans l’irréversible détermination militante face à l’hostilité quasi générale de leurs compatriotes de souche européenne et aux risques du danger permanent, sans exclure celui du sacrifice suprême qu’ils encouraient au quotidien. Une véritable démonstration de la pratique du don de soi pour le triomphe des causes justes et de l’émancipation du genre humain venait ainsi d’être administrée en direction des sceptiques et des hésitants, figés en léthargie dans la tourmente dramatique des événements. Dans un siècle de turpitudes, de convulsions agitées et finissant, de telles fécondes leçons avaient une école d’idéologie de pensée universaliste pour un monde moderne, salutaire de justice et d’humanité.
En Algérie, celle-ci avait ses maîtres à penser et ses adeptes de la foi en l’amour de ce pays, ils avaient pour noms André Mandouze, Maurice Audin, Henri Maillot, Fernand Yveton, Daniel Timsit, Georges Acompora, Raymonde Pescharde, l’Abbé Beringuer, Mgr Scotto, Mgr Duval et heureusement tant d’autres trop nombreux pour être tous cités ici. Avec eux, Pierre Chaulet était sur tous les fronts du combat avec un don d’ubiquité pour libérer d’abord sa patrie bien-aimée d’une colonisation d’horreur et œuvrer ensuite pour que celle-ci s’arrime à la trajectoire du progrès, de la modernité et de la justice. Il demeurera à jamais le précurseur de l’éradication de la tuberculose en Algérie. Nombreux étaient aux obsèques ses étudiants qui ne cessaient de l’évoquer en symbole d’exemple, humble, modeste, magnanime au grand cœur, qui a formé des générations de médecins émérites, fiers de leur Professeur, qui fut aussi un homme de science, de savoir et de progrès.
Claudine Chaulet, sa digne épouse, sa fidèle et irréductible compagne de lutte a, elle aussi, en sa qualité de professeur de référence, doté l’université et l’Etat algérien de jeunes sociologues de notoriété reconnue et avérée dans le monde. Pour avoir eu le privilège de le rencontrer pour la première fois au cours des années soixante, à l’hôpital de Beni Messous, où ma défunte mère avait été sa patiente, traitée durant des années au service de pneumologie dont il était le responsable, le professeur Pierre Chaulet me parut, lors de cette mémorable entrevue, dans toute la grandeur de ses qualités humaines exceptionnelles. Avenant, courtois, simple et chaleureux, il incarnait la bonté dans toute sa dimension d’élévation spirituelle et avait l’art, hélas peu répandu de nos jours, d’être à l’écoute de ses malades qui, attentifs à ses conseils, le citaient élogieusement en modèle pour le réconfort, l’encouragement et le bien-être que leur procurait le contact de sa seule présence qui, selon leur expression, était «rassurante par le bonheur d’espoir de ses bienfaits».
Par cette radieuse journée d’automne, Pierre Chaulet a rejoint sa terre adulée au cimetière chrétien d’El Madania, accompagné d’une foule impressionnante et émue sous un tonnerre d’applaudissements nourris par des salves vibrantes de youyous ininterrompus pour reposer, selon ses volontés, aux côtés d’Henri Maillot, son frère de combat. En cette solennelle et inoubliable circonstance du recueillement et de la pensée, une page d’histoire d’un couple de légende s’est ainsi écrite. Pour témoigner à l’éternité d’une lumineuse anthologie de grandeur d’humanité accomplie pour servir de modèle aux générations futures et à la postérité. Celles-ci n’oublieront point l’épopée de l’immense Pierre Chaulet qui, désormais, s’érigera pour eux en repère d’avenir d’une Algérie reconnaissante qui couvera en son sein, dans un amour d’immortalité céleste, l’un des meilleurs de ses enfants.
Lounis Aït Aoudia
© El Watan
7 novembre 2012
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